Une immense fête populaire
Tour de France -- Une immense fête populaire, c’est ce qui m’a le plus marqué. C'était mon baptême du Tour, et à part ce que j'en avais toujours vu à la télé, je n'avais aucune idée de ce que pouvait être vivre cette course de l'intérieur.
L'expérience est assez unique. Peut-être l'un des reportages sportifs les plus ultimes.
Appelé pour remplacer un collègue au pied levé, j'ai rejoint l'équipe AFP sur la troisième étape à Longwy. Et ai immédiatement été plongé au sens propre dans la ferveur de la Grande Boucle.
Toutes les routes étant bloquées, j'ai été contraint, une fois à la gare, d'emprunter à pied le parcours dans la Côte des Religieuses, noire de monde, pour rallier l'arrivée. Là même où la rock star du peloton Peter Sagan allait s'imposer quelques minutes plus tard, avant d'être exclu le lendemain pour un coup de coude sur Mark Cavendish.
Durant ces trois semaines, combien de fois m'a-t-on demandé "C'est ton premier Tour?" avant d'affirmer de façon péremptoire "Le Tour, tant que l'on ne l'a pas vécu de l'intérieur, on ne peut pas imaginer ce que c'est".
Car au-delà du vélo et des exploits de Chris Froome ou de Romain Bardet, il y a cette célébration quotidienne du vélo, un brin franchouillarde, qu'est le Tour.
Pour des millions de gens, la Grande Boucle c'est la possibilité d'un spectacle gratuit au bord de la route, assis sur un pliant près du barbecue. Ce que n'offre aucune autre compétition sportive.
On va voir passer le Tour près de chez soi, même si l'on n'est pas un fan de cyclisme. Et même s’il a été assombri pendant des années par les affaires de dopage, on lui dit "Merci" d'avoir mis en lumière son village. On le célèbre avec des "Vive le Tour" écrits sur des pancartes, des bottes de paille ou les façades des maisons.
Cette fête, je l'ai découverte pour de bon lors de ma première véritable étape au lendemain de mon arrivée, entre Mondorf-les-Bains au Luxembourg et Vittel à bord de la voiture de l’agence.
L'AFP en texte sur le Tour, ce sont six personnes: deux journalistes francophones, Jean Montois et moi-même, un anglophone, Barnaby Chesterman, un hispanophone, Pablo San Roman, et deux chauffeurs, Thibaut Choquet et René Pioso, sans qui rien ne serait possible.
La première voiture quitte la ville de départ pour rejoindre rapidement celle d'arrivée, en contournant le parcours de l'étape, et permettre aux journalistes de suivre la course depuis la salle de presse.
La deuxième, dans laquelle je prends place, emprunte elle chaque jour le parcours de l'étape avant le peloton. Plus de quatre heures de route en moyenne dans des paysages à couper le souffle, de la Casse déserte en passant par le Port de Balès ou le Galibier, à fendre parfois une foule impressionnante.
Quand on "fait" l'étape, on a l’étrange impression d'être membre d'une sorte de procession ouvrant la route aux coureurs et annonçant leur arrivée tant attendue. A chaque village, chaque rond-point, chaque virage, tous les spectateurs vous envoient des bonjours enthousiastes auxquels on ne peut s'empêcher de répondre d'un salut réflexe de la main, à la façon d'Elisabeth II.
Dans les cols, que l'on gravit souvent au pas, le public se penche parfois carrément à notre fenêtre pour écouter Radio Tour et savoir qui est dans l'échappée ou pour prendre de nos nouvelles "Bonjour l'AFP, ça va ? Vous avez pas trop chaud ?", alors que ce sont eux qui sont plantés en plein soleil, des heures durant, dans l’attente des coureurs.
Le jet d'un verre de bière sur la voiture, qui nous a obligés à fermer rapidement nos fenêtres dans les passages les plus « testostéronés », ou par exemple des rugbymen montrant leurs fesses à notre passage, a rappelé que la fête n'est pas toujours du meilleur goût.
Cet enthousiasme débordant est alimenté par la caravane, qui nous précède, et chauffe à blanc le public avec des hôtesses juchées sur des chars publicitaires, musique plein pot. Cette caravane, dont l’attrait est peut-être presque aussi grand que celui qu’exercent les coureurs, déclenche de véritables scènes d'hystérie collective avec des spectateurs prêts à passer sous les roues d'une voiture pour ramasser porte-clés, madeleines ou casquettes.
Le Tour, c'est aussi un incroyable carnaval où vous pouvez vous retrouver nez à nez dans un col avec Hulk, des prêtres en soutane vous bénissant, des superhéros, un guitariste jouant du hard-rock en pédalant sur un vélo statique ou des hommes en "mankinis" passablement éméchés. Des moments où l'on est content de ne pas être un coureur devant se frayer un chemin sur cette route étroite de montagne.
Au fil des étapes, j'ai fini par retrouver les visages de ces autres légendes du Tour. Comme El Diablo avec son trident, qui n'a désormais plus les moyens et la santé de suivre toute la grande boucle. Mais aussi Jojo le clown, le Coq, la Vache, un homme avec des seringues plantées dans un casque de chantier pour dénoncer le dopage ou Ricardo l'Ange, qui suivent inlassablement la plupart des étapes. Année après année.
Je me suis demandé alors comment une manifestation sportive, si importante soit-elle, pouvait amener ces gens à se déguiser ainsi et à y consacrer tous leurs étés à la suivre. Je me suis arrêté sur un bord de route dans les Alpes pour en discuter avec Ricardo, attablé en "civil" avec des amis quelques minutes avant qu'il n'enfile ses ailes et son auréole pour saluer l'arrivée du peloton.
"Je suis né avec un vélo dans la tête", m'a-t-il dit avec le sourire. "J'ai fait mon premier Tour dans une poussette à 3 ans".
Aujourd'hui, Ricardo, qui a créé son personnage en 1998 après l'affaire Festina "pour amener un peu de douceur" et concurrencer El Diablo, devenu son ami, en est au total à 44 Tours et y consacre environ 3.000 euros chaque année.
"Je vis que pour ça, le Tour, c'est l'évasion totale", m'a-t-il affirmé. Quelque chose que j'aurais sans doute eu du mal à comprendre avant d'avoir vécu le Tour de l'intérieur.