Souvenirs du Tour (7) : l’entrée dans l’ère du soupçon
Le Tour de France qui démarre le 29 juin en Corse fête, cette année, sa 100ème édition. Jean Montois, correspondant cycliste de l'AFP, a couvert les trente dernières, sans jamais rater une étape. Il a été le témoin privilégié des profondes transformations du cyclisme, depuis courses bon enfant des années 1980 jusqu'aux grands scandales de dopage des décennies suivantes, et de celles non moins profondes du journalisme sportif pendant la même période.
Pendant une dizaine de jours, il raconte quotidiennement pour le blog AFP Making-of une anecdote marquante de sa longue expérience sur la Grande boucle.
PARIS, 26 juin 2013 – 1998, le pire cataclysme qu’ait connu le Tour de France : l’affaire Festina. Peu avant le départ de la course, le soigneur de l’équipe, Willy Voet, est arrêté à la frontière belge par les douanes françaises qui découvrent dans sa voiture de grosses quantités de produits dopants. Le Tour, rythmé par les descentes de police et les arrestations, est par deux fois sur le point de s’arrêter.
Ce qui me reste de cette année noire, ce sont les mensonges du milieu cycliste. Et aussi la déformation médiatique.
Commençons par les mensonges. Cette année-là, le Tour part de Dublin. C’est là qu’on apprend l’interpellation de Willy Voet. J’appelle le responsable de l’équipe, Bruno Roussel, que je connais bien. Ou du moins, j’ai l’impression de bien le connaître… Il me répond sur son portable. Je sens tout de suite un certain flottement dans ses réponses, que je mets initialement sur le fait qu’il est en train de conduire dans les rues de Dublin…
A cette époque, autant j’avais la conviction qu’en effet, le dopage sanguin était largement répandu dans le monde du cyclisme, autant je disposais de peu d’informations sur la façon dont la responsabilité de chacun était à ce point engagée. Jusqu’en 1998, j’ignorais que le responsable de l’équipe Festina était le coordinateur d’un dopage organisé sous strict contrôle médical. Contrairement à ce qu’on a dit par la suite, les journalistes vélo n’étaient pas complices.
Plus tard, je me suis accroché avec Bruno Roussel. Pour moi, il se donnait le beau rôle en disant aux journalistes: «vous auriez dû le dire». En gros, selon lui, ou bien on faisait mal notre métier dans la mesure où on ne voyait pas ce qui se passait, ou bien on fermait les yeux et on était complices.
J’ai demandé à Bruno Roussel : « qu’aurais-tu dit si, en mai 1998, j’avais écrit qu’Alex Zülle, qui était le leader de l’équipe Festina avec Richard Virenque, avait perdu le Tour d’Italie à cause du dopage?» Là, il a eu l’honnêteté de me répondre: «je t’aurais poursuivi».
On a tenu compte de tout ça les années suivantes avec Lance Armstrong. Pour nous il était clair que le champion américain était suspect et nous avons essayé de le faire comprendre en écrivant entre les lignes. Mais en aucune manière nous pouvions le faire noir sur blanc. Lorsque, rarement, cela a été tenté, cela s’est terminé devant un tribunal et, faute d’apporter la preuve de ce qu’il soutenait, le journaliste a été condamné.
En tout cas, à partir de 1998, on entre dans l’ère du soupçon. Les rapports entre les journalistes d’une part, les coureurs et l’encadrement des équipes d’autre part, changent du tout au tout. Les relations confiance-méfiance alternée, habituelles entre un reporter et sa source, deviennent simplement des rapports de méfiance, de défiance, d’une corporation envers une autre.
Le traitement médiatique de l’affaire Festina a aussi donné lieu à toutes sortes d’excès. Une saison pénible, marquée par les descentes de police, les arrestations, et les affirmations et approximations formulées par des journalistes qui ne connaissaient pas le sujet. Je garde le souvenir d’un banal contrôle de police contre je ne sais plus quelle équipe. Une voiture avait été fouillée, rien n’avait été trouvé, et la voiture était repartie. Eh bien, ce non-événement avait fait la une du journal de vingt heures! On était en pleine aberration.
Jean MONTOIS