Génération Syrie
Nicosie (Chypre) -- Chaque jour, des dizaines de clichés pris par les pigistes de l’AFP en Syrie arrivent sur le desk d’édition photo à Nicosie, siège de la direction Moyen-Orient & Afrique du Nord de l’Agence France-Presse. Parfois, c’est même plusieurs centaines. Comme le 13 mars, par exemple, où il y en a eu 350. Et c’est comme cela depuis des années.
Le conflit en Syrie est entré le 15 mars dans sa huitième année. Et depuis le début, l’AFP est l’un des très rares médias internationaux à avoir constamment maintenu une couverture sur le terrain. Pour y parvenir, nous nous appuyons sur un réseau de pigistes que nous avons bâti au fil des années et qui est sans doute sans équivalent.
Tout a commencé en 2013, lorsqu’il est devenu clair que les journalistes étrangers étaient devenus des cibles prioritaires pour les jihadistes et diverses bandes dans les zones contrôlées par les rebelles. Avec l’accroissement du nombre des enlèvements dans ces zones, continuer à envoyer des reporters pour qu’ils deviennent des otages (ou pire) n’était pas une option réaliste.
Le risque était de ne plus avoir d’informations et d’images vérifiées en provenance de ces régions et donc de devoir couvrir un seul côté du conflit, celui du régime, puisque l’AFP a depuis des années un bureau à Damas. Nous avons donc pris la décision d’entrer en contact avec des « citizen journalists », de jeunes Syriens désireux de témoigner sur ce qu’il se passait dans leur pays et qui, pour cela, publiaient leurs photos sur les réseaux sociaux.
L’élément déterminant a été un atelier photo organisé en juin 2013 en Turquie pour une quinzaine de ces « citizen journalists » venus d’Alep, Deir Ezzor, Idleb ou encore Raqqa, avec la participation d’un photographe de l’AFP.
Aucun de ces jeunes Syriens n’avait la moindre connaissance de la photographie, et à plus forte raison du photojournalisme, mais c’est de là que tout est parti.
Dans les semaines qui ont suivi, une dizaine d’entre eux ont commencé à nous envoyer des photos, la plupart sous un pseudonyme. Quelques-uns seulement ont continué de travailler avec nous de manière durable. Certains ont quitté le pays ou sont morts. Mais d’autres sont ensuite arrivés.
Trouver ces pigistes n’était que la partie la plus facile du travail. Il a fallu ensuite les former à distance, leur apprendre ce qu’était une photo et, surtout, ce qu’était le journalisme et comment travaillait l’AFP. Notre mission est d’informer, pas de prendre parti. Nous n’avons jamais douté un instant que ces pigistes avaient des opinions, parfois bien tranchées. Certains les expriment d’ailleurs encore sur les réseaux sociaux.
Mais l’essentiel pour nous était d’avoir les moyens d’éviter toute manipulation et de nous assurer que ces photos venues de Syrie répondaient bien aux exigences de l’AFP, à savoir qu’elles informaient fidèlement sur la situation sur le terrain et sur l’impact du conflit, en plus bien sûr de leurs qualités esthétiques.
Aujourd’hui, cette exigence d’exactitude et d’impartialité n’a pas changé. C’est elle qui continue d’animer les huit personnes qui composent le desk photo et leurs six collègues du service vidéo.
Chaque jour, elles se relaient pour éditer, vérifier, authentifier chacune des photos et des vidéos que nous diffusons. C’est un processus aussi long et fastidieux qu’indispensable.
Il est également très éprouvant sur le plan psychologique, car certaines de ces images sont d’une violence insoutenable, surtout celles montrant des enfants.
Nos éditeurs photo et vidéo doivent pourtant les examiner afin d’évaluer leur intérêt et de décider lesquelles peuvent être utilisées.
C’est une tâche ingrate qui peut ébranler les plus solides et fait peser le risque de problèmes psychosociaux. Le stress post-traumatique est une menace de plus en plus réelle dans les salles de rédaction comme la nôtre. En soutien des pigistes qui sont sur le terrain, les éditeurs et les éditrices sont les héros méconnus de cette couverture.
Les photos sont envoyées par email, nos correspondants devant pour cela se débrouiller pour avoir une connexion internet, ce qui relève par moments de la gageure.
Commence alors le travail de vérification. Pour chaque cliché, il s’agit d’abord de vérifier les métadonnées, qui indiquent la date à laquelle il a été pris, mais aussi le matériel utilisé, qu’il s’agisse de la caméra ou de l’objectif. Comme nous disposons de la liste de l’équipement de tous nos pigistes, il est facile de vérifier que la photo a bien été prise avec leur matériel.
Si l’équipement ne correspond pas, ce qui arrive inévitablement en raison des bombardements et de la casse qu’il entraîne, nous contactons alors le photographe concerné par WhatsApp pour avoir l’explication.
S’il n’y a pas de métadonnées, nous n’utilisons pas la photo et demandons à l’auteur de la renvoyer, même si nous le connaissons bien et avons confiance en lui. Compte-tenu des problèmes de communication, la diffusion d’une photo peut ainsi être différée de plusieurs heures, voire renvoyée au lendemain. L’exactitude est à ce prix.
La vérification de l’endroit où la photo a été prise ne relève pas des métadonnées. Dans le cas de la Ghouta orientale, la tâche est simple, puisque nos pigistes sont enfermés dans une zone assiégée par l’armée syrienne et ses alliés et dont ils ne peuvent pas sortir. On sait donc où ils se trouvent. C’était la même chose fin 2016 lors de l’interminable siège de la partie orientale d’Alep.
Dans d’autres situations, nous recoupons les informations contenues sur les photos ou les vidéos avec nos papiers (les fameuses « dépêches ») afin de vérifier que cela correspond et que les images ont bien été prises à l’endroit indiqué par le photographe ou le JRI. Nous pouvons aussi avoir recours à Google Maps pour identifier certains repères qui nous permettent de savoir si l’endroit est le bon.
En cas de doute sur une photo qui nous paraît très intéressante, mais que nous ne parvenons pas à authentifier, nous avons encore la possibilité de faire appel au laboratoire photo à Paris. Et même à un logiciel très sophistiqué, TunGstène, dont l’AFP est un des rares médias à disposer. C’est ce logiciel qui nous avait permis, en 2011, de démontrer qu’une photo censée représenter le visage de ben Laden tué au Pakistan par les « Navy Seals » était en réalité un trucage.
Prétendre qu’on ne peut pas vérifier ou authentifier les images venues de Syrie est donc, pour ce qui concerne l’AFP, non seulement inexact, mais absurde. Il faut simplement avoir la volonté de le faire et s’en donner les moyens humains et techniques.
Toutes les images que nous recevons de Syrie ne sont pas systématiquement diffusées. Loin de là. Le 13 mars, par exemple, sur les 350 photos reçues, nous n’en avons diffusé que 161. Nous ne distribuons que celles qui ont une valeur informative réelle tout en ayant les qualités esthétiques requises. Nous éliminons surtout les photos les plus dures. Et il y en a malheureusement beaucoup. Cela vaut aussi pour la vidéo.
Car le but ici n’est pas de choquer ou de faire du sensationnalisme, mais d’informer. Cela suppose de montrer, dans certaines limites, l’impact de ce conflit sur les populations, qu’elles vivent dans les zones rebelles ou dans celles contrôlées par le régime. Ne pas le faire reviendrait à retirer aux victimes leur humanité, à les ravaler, en quelque sorte, au rang de simples statistiques (« 127 morts lundi dans la Ghouta orientale »), comme s’il s’agissait du bilan des accidents de la route après un long weekend.
Ce sont donc ces pigistes courageux qui, depuis des années, permettent de maintenir une fenêtre ouverte sur cette guerre interminable.
Certes, beaucoup d’images provenant de Syrie circulent sur les réseaux sociaux et certaines sont reprises par des médias. Mais contrairement à celles que diffuse l’AFP, elles ne sont ni vérifiées, ni authentifiées. Or, l’authentification est le principal défi que pose aux médias la couverture du conflit syrien. C’est même le premier conflit qui pose ce problème sur une telle échelle. Notre réseau de pigistes nous permet d’offrir à nos clients notre propre production, estampillée AFP.
Depuis le début de l’assaut sur la Ghouta orientale, le 18 février, nous avons ainsi diffusé près de 70 vidéos tournées par nos correspondants dans cette zone.
Après sa création, ce réseau a grandi progressivement, de nouveaux pigistes remplaçant les partants. Après la photo, certains de ces correspondants se sont mis à la vidéo, mais aussi au texte, sous l’égide de notre bureau de Beyrouth, qui gère avec maestria la couverture du conflit syrien et guide au quotidien nos pigistes dans leur travail.
La relation avec certains de ces pigistes dépasse d’ailleurs le cadre strictement professionnel. Au fil des années, les journalistes du bureau de Beyrouth et nos éditeurs photo et vidéo ont aussi joué un rôle de soutien psychologique vital pour ces jeunes Syriens coupés du monde et confrontés au quotidien aux bombardements, à la faim et à la mort, leur parlant par WhatsApp à travers la nuit pour les encourager et leur remonter le moral.
Des journalistes du bureau de Beyrouth ou du desk photo de Nicosie sont ainsi devenues, de facto, des confidentes, voire des thérapeutes, en tout cas des amies de ces pigistes. Le plus étonnant est que cela s’est produit alors qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés.
Outre le fait de pouvoir remplir notre devoir d’informer, la plus grande fierté pour l'AFP a été de contribuer à former et à faire émerger une génération de jeunes journalistes en leur inculquant les valeurs d’équilibre et de rigueur qui sont à la base du travail de l’AFP et qui sont contenues dans nos deux chartes déontologiques, également disponibles en arabe.
Ce n’était pourtant a priori pas gagné d’avance lorsque l’aventure a commencé en 2013. Depuis, plusieurs de ces pigistes ont vu leur talent et leur professionnalisme récompensés par de prestigieux prix photo ou vidéo à l‘international, comme Karam Al-Masri, Abd Doumany, Ameer Al-Halbi ou Zein Al-Rifaï.
Parallèlement, nous n’avons jamais cessé de rendre compte de « l’autre côté », celui du régime, où les images ne sont évidemment pas aussi tragiques, mais qui subit aussi les effets de la guerre, puisque les roquettes tirées par les rebelles de la Ghouta orientale s’abattent régulièrement sur certains quartiers de Damas.
L’une des plus belles images de ces terribles années restera la sortie de la partie est d’Alep sur le point d’être reprise par l’armée syrienne, le 19 décembre 2016, de notre dernier correspondant sur place, aujourd’hui réfugié en France. En apprenant la nouvelle, un autre de nos pigistes, mais du côté gouvernemental, lui avait fait parvenir un message d’amitié, le qualifiant de « frère » et lui disant espérer le rencontrer un jour « dans un pays guéri de la guerre ». Le message se terminait par ces mots : « cette guerre n’est pas la nôtre (…) Nous sommes juste des feuilles qui brûlent. »