Photographe de proximité, en Syrie
DOUMA (Syrie), 6 février 2015 – Ce matin, à 8h30, je suis réveillé en sursaut par une frappe aérienne juste à côté de chez moi, ici à Douma, une banlieue de Damas tenue par la rébellion. Je pense tout d’abord qu’il s’agit d’une attaque isolée mais mes espoirs sont bientôt démentis par le bruit tonitruant d’une autre frappe aérienne, puis d’une autre, puis d’une autre encore.
Le déluge de bombes ne s’arrêtera finalement qu’au coucher du soleil. Les avions gouvernementaux prennent tout pour cible: des immeubles d’habitation, des mosquées, des écoles, et même un hôpital. Il s’agit de représailles après une importante attaque rebelle à la roquette qui a fait dix morts la veille à Damas. Comme j’ai pris l’habitude de le faire en pareil cas, je me précipite vers l’hôpital de fortune où convergent les blessés. Là, j’assiste à des scènes d’horreur qui défient l’imagination.
C’est un spectacle d’apocalypse. Il y a du sang partout. Des enfants crient. Des femmes pleurent. Je constate qu’environ la moitié des blessés sont des femmes mais, par pudeur, il m’est impossible de les photographier dans ces conditions.
Ensuite, je décide de monter jusqu’au sommet d’un haut immeuble. C’est la seule façon d’avoir un aperçu général de la situation. C’est très dangereux, les bombes pleuvent partout autour de moi.
Douma est située dans la Ghouta orientale, un fief rebelle à l’est de Damas. Nous avons subi beaucoup de frappes aériennes, mais celles-ci sont incontestablement les plus violentes depuis le début du conflit en Syrie il y a quatre ans. Ce jeudi 5 février, j’en compte un total de trente-cinq. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, elles feront 82 morts, dont 18 enfants.
Les scènes que je photographie à l’hôpital sont terribles. Mais celles que je ne photographie pas sont encore pires. Je vois des corps décapités, des membres arrachés. Je sais que ces visions d’horreur me hanteront des nuits durant. Penser à autre chose est tout simplement impossible.
(AFP / Abd Doumany)"
Peu après le début du conflit, j’ai été blessé à la jambe par une balle tirée par un sniper, et cela m’a forcé à rester chez moi sans rien faire pendant dix-huit mois. Pendant tout ce temps, j’étais mortifié en constatant l’ignorance du monde extérieur face à la situation en Syrie, et face à celle dans ma ville en particulier. Et je ne pouvais rien faire pour y remédier.
Une fois guéri, j’ai décidé de témoigner sur les tragédies auxquelles j’assiste presque tous les jours à Douma. Je me suis concentré sur les photos de blessés car, ayant été blessé moi-même à plusieurs reprises, je sais ce qu’on ressent dans ces cas-là.
Je n’ai jamais couvert de conflit armé dans un autre pays, mais je suis sûr que de photographier la guerre chez soi est quelque chose de vraiment particulier. Je considère que témoigner de la souffrance des gens est mon devoir. Chaque détail, chaque histoire me fait du mal, parce que je suis ici chez moi et que les gens que je photographie sont mes voisins. Il y a beaucoup de scènes effroyables que, par respect pour les gens, j’évite de photographier.
Chaque blessé a sa propre histoire et, quand les conditions le permettent, je parle avec eux et je leur demande de me raconter qui ils sont, d’où ils viennent. Parfois, cela les aide à se sentir mieux. Mais souvent, ils sont incapables de parler et de toutes façons, il n’y a pas de temps pour ça.
Abd Doumany est un collaborateur de l’AFP basé à Douma, en Syrie.