Pèlerinage dans la Syrie en guerre
Alep, Lattaquié, Damas -- Plutôt qu’une mission journalistique, c’est un périple qui restera gravé dans ma mémoire comme un pèlerinage.
J’ai longtemps couvert la guerre en Syrie à distance, en traitant notamment depuis le bureau de Beyrouth les informations de nos correspondants. L’expédition qui m’a emmenée à travers Damas, Hama, Lattaquié et surtout Alep a ainsi pris la forme d’une rencontre avec des régions maintes fois disséquées sur mon écran, mais peu ou jamais parcourues en reportage.
Une occasion, l’espace d’une semaine, d’avoir une certaine idée de la future Syrie d’après-guerre, lentement rebâtie sur les ruines d'un nombre incalculable de vies brisées.
Un chassé-croisé de drames
Aux portes d’Alep, un paysage bucolique s’offre d’abord au regard : des oliviers, des moutons, une plaine. Mais en se rapprochant il cède le pas à la désolation. Le tableau se charge de carcasses de voitures carbonisées, d’immeubles effondrés sous les bombardements et d’échoppes en béton aplaties.
En juin dernier, six mois après la reprise d’Alep par le régime de Bachar Al Assad, Joseph Eid, photographe, Youssef Karwashan, vidéaste, et moi-même arrivons à Ramoussa, quartier de la périphérie sud de la deuxième ville de Syrie et théâtre des plus violents combats entre troupes loyalistes et rebelles.
En flashback, nos dépêches me reviennent : les violents affrontements qui ont eu lieu dans les académies militaires locales ou autour de la cimenterie géante de Cheikh Saïd, restée debout, miraculeusement intacte, mais désormais hors d'usage.
Le silence est assourdissant, les rues sont désertes, on se sent comme dans un musée de la guerre à ciel ouvert. Ce n’est qu’un avant-goût poignant de ce qui nous attend au cœur de la ville.
Le premier reportage s’est imposé de lui-même. La gare routière de Ramoussa venait de rouvrir. C’est de là qu’ont transité en décembre 2016 les milliers de rebelles et de civils évacués du secteur Est d’Alep après la défaite des insurges. Dans la foule se trouvait notre correspondant d’alors, Karam al-Masri, seul journaliste d’un média international resté dans cette zone assiégée.
Six mois plus tard, chassé-croisé de drames dans un pays martyr : des familles fuyant Raqa, bastion bombardé des jihadistes de l’Etat islamique, ont échoué dans la station de Ramoussa.
Une femme, originaire de Raqa, et ayant, petite, visité Alep me confie ne pas en avoir cru ses yeux en constatant l'ampleur des destructions. Comme elle, j’ai visité adolescente cette ville mythique, mais en n’en gardant hélas qu’un vague souvenir et le regret éternel de ne pas avoir exploré la cité dans sa splendeur d’alors, aujourd’hui défigurée.
Les fruits et les fantômes d'Alep
Dans l’Alep qui s’est rebellée, la vie se manifeste de nouveau timidement.
En parcourant ces dédales d’immeubles aux plafonds effondrés comme des châteaux de cartes, j’aperçois une boulangerie, puis un charcutier ouvert. Plus loin, bordant des maisons ravagées, des charrettes regorgent de fruits et de légumes. Elles ont remplacé les étals vides maintes fois photographiées lors des pires moments du siège. Visiblement un grand nombre de rues bouchées par d'innombrables débris ont été dégagées.
Mais dans d’autres quartiers, la vie s’est arrêtée, dans un tableau de dévastation figée et un silence angoissant. Ici, des fantômes vous parlent, les fantômes des Alépins qui ont d’abord manifesté en masse contre le régime, des Alépins ensevelis sous les décombres et des Alépins qui ont fui ces rues détruites.
On devine leur présence dans ce salon exposé aux regards indiscrets à travers le trou béant du mur d’un immeuble, ces matelas perchés sur des monticules de gravats, et ces ventilateurs désarticulés, encore suspendus aux balcons, qui offrent des images tirées d’une peinture Daliesque.
La destruction, que nous avons maintes fois contemplée dans les photos et vidéos de Karam al-Masri et de ses collègues Ameer al-Halabi, de Baraa al-Halabi, est bien réelle. Ce n’est pas du "fake news".
A bord de notre minibus, une représentante du ministère de l’Information qui nous accompagne me signale que beaucoup de rues, bouchées par les débris, ont été dégagées.
Dans les rues de Kallassé, de Chaar, d’Inchaat ou de Bab el Faraj – des noms inlassablement évoqués dans nos reportages --, je prends des photos avec mon téléphone, prise d’un besoin compulsif d’immortaliser ce qui, dans quelques mois, dans quelques années disparaîtra peut-être, effaçant à jamais les séquelles de ce cataclysme.
Je sillonne les rues, et ce parcours me rappelle le centre historique d’Homs en 2014, où je me suis rendue après la sortie des rebelles et des civils de cet autre fief insurgé. C’est aussi un écho lointain du centre de ma ville, Beyrouth ravagée, que je traverse au début des années 90, peu après la fin de la guerre civile libanaise.
Mais à Alep, la vision des squelettes d’immeubles est impressionnante tant l’échelle de la destruction est grande. Après deux jours, j’ai regardé mes clichés: les photos de ruines s’y succèdent comme dans un kaléidoscope, une vision de la souffrance multipliée à l’infini.
Un retour à la vie ?
Parmi les décombres fleurissent des histoires qui donnent espoir.
Dans une rue de Kallassé, deux hommes montent du matériel dans un appartement à l'aide d'une poulie. On grimpe au deuxième étage pour découvrir un petit industriel qui est parvenu à relancer son atelier de fabrication d’objets en plastique.
Dans un autre immeuble, un autre a relancé quelques machines à tisser. Une véritable petite ruche mais bien loin de la production massive de textiles qui a fait la réputation d’Alep comme capitale industrielle de Syrie mais aussi du monde arabe.
C’est dans la cité industrielle de Layramoun, à la périphérie nord-ouest d’Alep, que la dévastation est la plus visible : un cimetière d’usines où les machines empoussiérées font triste figure. Je remarque des sacs de sable à ma droite et une position militaire. « Ils sont de l’autre côté, ne vous approchez pas trop », nous dit un soldat. « Ils », ce sont des rebelles encore stationnés à la périphérie de la ville. La guerre est toujours là.
Une guerre qui a aussi touché le côté ouest, gouvernemental, même si les ravages n’y sont pas comparables.
A Midane, quartier arménien, on nous signale un café qui vient juste de rouvrir après avoir subi quatre ans durant une pluie de projectiles lancés par les rebelles. Le fracas des bombes a cédé la place au cliquetis des verres d’arak et aux rires d’enfants. Là encore, c’est un petit échantillon de l’Alep d’avant-guerre, de l’Alep que je n’ai pas connue.
Partout, les emblèmes de la ville multimillénaire ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes: le célèbre hôtel Baron, où logèrent le général De Gaulle et Agatha Christie, n’est qu’un lieu de désolation et une des entrées du souk couvert – le plus grand au monde- est encore obstruée de gravats.
La place Saadallah al-Jabiri et la citadelle d’Alep, toutes deux symboles d’Alep, sont illuminées de nouveau pour la première fois depuis quatre ans. Mais la première est dominée par un portrait géant du président Bachar al-Assad pour rappeler à la population locale qui est le vainqueur et la deuxième, principale attraction touristique de la cité d’avant-guerre, reste une position armée.
Dans les restaurants, où les militaires russes ont table ouverte, dans les cafés ou les hôtels, les échanges entre clients sont rythmés par d’incessantes coupures d’électricité. Avec la canicule, elles rendent dérisoires les airs conditionnés.
Avant la guerre, Alep, comme beaucoup de villes arabes, ne dormait pas ou presque. Aujourd’hui, même si les armes se sont tues, il n’y a pas un chat dans les rues à la nuit tombée, sauf dans le quartier de Mogambo, où des jeunes se pressent dans des restaurants fast-food à peine éclairés.
Une carte routière mutilée
Le trajet Damas-Alep puis Alep-Lattaquié, c’est un voyage parsemé de détours en raison de la présence rebelle au fil de cette route située en territoire loyaliste. Un chemin jalonné de noms, mémorisés par cœur au bureau de Beyrouth à force de parcourir chaque jour du regard la carte de Syrie.
Ce voyage virtuel devient réalité en sortant de la capitale pour se diriger d’abord vers la province de Homs, après avoir contourné des villes rebelles comme celle de Harasta.
Passé Homs, on entre dans la province de Hama pour atteindre la fameuse route de Khanasser. Cette voie –autrement dénommée route Damas-Alep—fait l’objet d’attaques aussi brèves que régulières du groupe Etat islamique. Au point que pour nous, au bureau, ce n’est plus une nouvelle, mais presque une blague.
Sauf qu’en y atterrissant physiquement, je n’ai pas du tout envie de rigoler. De chaque côté, pendant une heure ou plus, j’ai vu des véhicules militaires carbonisés, très vraisemblablement le fait d’attaques récentes. Pas drôle, donc.
Aux barrages qui en contrôlent l’accès, des miliciens armés et étrangers, pro-régime, font des selfies, sur fond de drapeaux afghans et irakiens.
Pour aller d’Alep dans le nord à Lattaquié dans l’ouest, il faut repasser par Hama dans le centre. Un détour bizarre mais nécessaire car entre les deux se trouve Idleb, l’une des dernières provinces à échapper encore entièrement au régime de Bachar al-Assad. Le trajet faisait deux heures avant la guerre. Aujourd’hui il en faut cinq.
A la gare routière d’Alep, j’ai fait la rencontre étonnante d’un conducteur d’Idleb qui fait encore la navette une fois par semaine entre sa ville, tenue par les insurgés, et Damas, contre deux par jour avant la guerre. « Le trajet n’est pas simple », s’est-il contenté de me dire, en allusion aux barrages gouvernementaux.
On traverse la ville de Hama, où des soldats extrêmement nerveux font une inspection musclée de notre véhicule – un attentat suicide vient de frapper—avant que notre chauffeur ne décide d’emprunter le chemin de Mehardé. Mehardé ! On connaît par cœur le nom de cette localité attaquée de temps en temps par des rebelles et jihadistes. Je vois des digues de sable installées au bord de la route pour éviter les snipers; le chemin est désert, les maisons le long de la route aussi.
Nous fulminons contre le chauffeur, qui jure que la voie est « safe », sûre. Au point que j’envoie notre géolocalisation par WhatsApp à mes collègues à Beyrouth. Par précaution.
Arrivés à un carrefour, des pancartes signalent les localités de la province. Une région à laquelle je n’ai pas accès, sauf via WhatsApp, que nous utilisons pour communiquer avec notre correspondant là-bas. Si proche donc, et pourtant si loin.
Le noyau dur
A Lattaquié, je renoue avec Alep, en interviewant des familles de la ville encore déplacées dans ce bastion du clan Assad.
En dehors de la ville, sur les plages à perte de vue, baignées de la couleur orangée du coucher de soleil, comme à Wadi Kandil, difficile de croire que ce paysage paisible appartienne à un pays déchiré. Les gens, fumant la chicha sous des tentes, n’ont pas très envie de parler politique et guerre. « C’est vrai, notre région n’a pas été touchée comme le reste du pays », affirme l’un d’eux. « Mais nous, nous avons donné le sang de nos jeunes pour l’armée », poursuit ce loyaliste.
C’est par bribes de conversations que l’on se rend compte que les habitants en zone loyaliste, à Damas, Alep ou Lattaquié, ne forment pas un seul bloc. Il y a les opposants silencieux – par peur ou par conformisme-, et les pro-régime convaincus, mais qui n’hésitent à se moquer de leurs politiciens – le président mis à part- ou à s’en prendre à la corruption et à ces nouveaux riches qui construisent centres commerciaux et villas en plein conflit.
Enfin, il y a le noyau dur – issu surtout de la minorité alaouite-, comme ceux qu’on retrouve ici sur la côte et pour qui la défense du régime est une question de survie. A Lattaquié, les photos des officiers morts au combat gardent l’entrée de la ville, et sont plus imposantes qu’ailleurs.
La sécurité aussi est différente. Alors que nous avons fait le trajet de Damas à Alep sans accompagnateur, nous sommes suivis presque partout à Lattaquié par un homme armé de la police militaire, resté à distance pendant les interviews.
Mais même parmi le noyau dur, on peste discrètement contre les chabbihas. Ces hommes de main du régime, utilisés pour mater les manifestations en 2011, imposent leur volonté par la force s’ils convoitent un bien. Ou même une femme. « Ils peuvent vous tuer si vous les regardez de travers », murmure-t-on. A Alep, on dit que même la Sûreté de l’Etat les pourchasse dans les rues.
En quittant Lattaquié, encore un clin d’œil à l’actualité. On remarque un vendeur en bord de route et par cette canicule, on est content de voir son frigo plein de bouteilles de bières. Qui s’avèrent être des Baltika, une blonde russe… Non loin se trouve Hmeimim, la base militaire de la Russie et siège du centre de coordination du grand allié du régime.
La vie suit son cours
Dans la capitale, la vie suit son cours sous une chaleur écrasante et au fil des rues congestionnées. On grogne contre les multiples barrages parsemés dans la capitale, contre les prix exorbitants – l’équivalent de 20 dollars pour une sortie au restaurant représente une fortune pour un Damascène.
Mais on retrouve aussi le Damas aimé des Syriens et des touristes d’antan: le boucan des dinandiers martelant le cuivre, le souk de Tekkiye Souleimaniyé, une exposition d’artisanat au Khan Assaad Bacha. Et surtout le hammam, celui de Malek el-Zaher pour les hommes et d’Ammouna pour les femmes. Je me rends à ce dernier pour un moment de détente. Un moment magique dans un lieu vide, qui donne le goût d’un rendez-vous manqué avec la Syrie d’antan.
Un dernier regret: ne pas avoir eu le temps de faire un détour à Yabroud, localité d’origine de ma grand-mère maternelle, pour prendre une photo du balcon de sa maison d’enfance et de la cathédrale qui lui était si chère. Un jour, peut-être.