Etincelles d’espoir

Les photographes syriens qui, aujourd’hui, prennent les images du conflit dans leur pays pour l’AFP viennent d’horizons très différents. Avant la guerre, Delil Souleiman s’intéressait à l’art et à la sculpture. Abd Doumany étudiait la chirurgie dentaire et Sameer Al-Doumy rêvait d’être médecin. Aujourd’hui, eux et d’autres photographes nous envoient presque quotidiennement des images terrifiantes, à vous briser le cœur,  d’enfants ensanglantés, de tas de gravats de ce qui était autrefois leurs maisons, de souffrance et de douleur.

Leurs images des ravages de la guerre font connaître au monde entier la tragédie syrienne. Elles leur ont rapporté la reconnaissance internationale et, parfois, des prix prestigieux. Mais ce ne sont pas ces images-là qu’ils aiment prendre.

Les photographes qui couvrent un conflit dans leur propre pays, que ce soit dans la Tchétchénie au début de ce siècle ou dans la Syrie d’aujourd’hui, disent très souvent la même chose : leurs images les plus connues, celles qui montrent le désespoir et la destruction chez eux, ne sont jamais celles dont ils sont les plus fiers.

Les images qu’ils aiment, ce sont celles de la vie  « ordinaire », ces rares moments de normalité volés à un quotidien sinistre. Ces photographies-là constituent à la fois une illusion et un défi. Une illusion, car elles font oublier un instant la mort qui rôde partout. Un défi, car elles permettent de montrer au monde que même dans les endroits où l’espoir semble avoir complètement cessé d’exister, il restera toujours une petite place pour la joie et le bonheur.

Un combattant rebelle tente d'échapper à un sniper dans la banlieue de Damas, en septembre 2016 (AFP / Sameer Al-doumy)
Un jeune Syrien dans un champ de blé dans une zone contrôlée par la rébellion près de Damas, en juin 2016 (AFP / Sameer Al-doumy)

 

 

Angles cachés

 

Par Delil Souleiman

 

KAMESHLI (Syrie) - Quand je photographie la vie quotidienne, je suis toujours à l’affût d’une étincelle de gaîté et d’espoir malgré la guerre, la peur et la désolation qui règnent dans les villes de Syrie. Je suis ravi quand, par hasard, je déniche enfin un peu de joie dans un angle caché. Mon travail consiste essentiellement à couvrir des scènes de guerre. Je vois beaucoup de malheurs, d’atrocités. J’ai besoin de photographier des scènes de la vie courante pour montrer que ce pays a une autre facette, que la douceur et la paix ont aussi leur place en Syrie.

C’est si bon de capter dans mon viseur le sourire d’un enfant, une famille en train de partager un repas au restaurant ou des gens en train de faire la fête... Le jour de la Saint-Valentin, j’ai pris des photos de gens en train de célébrer l’amour avec des fleurs. Ces images restent gravées dans ma tête.

Selfie de Saint-Valentin dans le nord de la Syrie, en février 2016 (AFP / Delil Souleiman)

Je m’efforce aussi de capturer la joie dans les regards des enfants. Voir des enfants heureux en temps de guerre, ça me réchauffe le cœur. Ce sont eux qui souffrent le plus dans ce conflit. Un enfant qui a l’air heureux, c’est une lueur d’espoir en ces jours sanglants.

Je crois que quand les gens voient ce type d’image, ils se sentent un peu soulagés. Les images de guerre, de massacres, de destructions peuvent être très répétitives. Il est naturel que le public préfère regarder des images qui véhiculent des sentiments positifs.

Noël 2015 à Kameshli, dans le nord de la Syrie (AFP / Delil Souleiman)

Mon travail de photographe, c’est un face à face permanent avec la mort. Prendre des photos de mourants, de cadavres, de membres arrachés, de mares de sang ; être le témoin oculaire de toutes ces atrocités est quelque chose d’extrêmement dur et triste. J’espère que tout cela se terminera.

(AFP / Delil Souleiman)
(AFP / Delil Souleiman)

 

 

Que ferai-je après la guerre ? Eh bien, je continuerai à être photographe. La photographie, ce n’est pas seulement la guerre. C’est avant tout un art. Je voudrais photographier la vie après la mort, les coutumes et les traditions de mon pays, des places et des rues fourmillant de vie et d’espoir.

A travers mes photographies, j’ai été le témoin de la vie et de la mort de tant de gens… En Syrie, la situation finira bien par changer un jour, mais mes images resteront. Elles seront la mémoire de nos souffrances. Mais j’espère aussi qu’elles permettront aux gens de se rappeler que même au plus fort de la guerre, la joie ne s’est jamais complètement éteinte.

Kameshli, septembre 2016 (AFP / Delil Souleiman)

 

Remède pour une âme blessée

 

Par Abd Doumany

 

DOUMA (Syrie) – J’aimerais ne pas avoir à prendre des photos de massacres. J’aimerais qu’il n’y ait pas de massacres, que la question de photographier ou non ces horreurs ne se pose même pas.

Photographier les souffrances des autres constitue, toujours, une épreuve terrible pour moi. Ce ne sont pas des choses que j’oublie aussitôt après les avoir vues. Ce sont des visions qui resteront en moi pour le reste de ma vie, un poids que je porterai à jamais dans mon cœur.

Après une frappe aérienne à Douma, dans la banlieue de Damas, en septembre 2016 (AFP / Abd Doumany)

Prendre des photos de gens qui sont en train d’endurer les pires moments de leur vie dans un hôpital de fortune n’est évidemment jamais un plaisir. Les personnes que je photographie sont effrayées, paniquées, folles d’inquiétude pour leurs proches. Tout ce qu’elles veulent savoir, c’est si leurs enfants, leurs parents ou leurs amis sont morts ou vivants. Voir quelqu’un en train de prendre des photos de vous dans ces moments de désarroi et de souffrances intenses est tout sauf agréable.

Pendant la fête de l'Aïd al-Adha dans la ville de Hamouria, contrôlée par la rébellion, en septembre 2016 (AFP / Abd Doumany)

Mais quand je photographie la vie quotidienne, c’est différent. Les gens sont accueillants. Peut-être parce que les moments de paix sont si rares, ils ont envie de les partager.

Photographier des scènes « ordinaires » est un remède pour mon âme blessée. La guerre a détruit mon pays. Prendre ces petites images « normales » m’aide à me souvenir, par bribes, des temps où la vie était vraiment normale. Des moments que nous n’avons plus connus depuis si longtemps...

Une école de Douma, en mai 2016 (AFP / Abd Doumany)

Partout où je vais, j’emporte mon appareil photo afin de ne jamais rater une occasion de photographier ces rares instants de normalité. Il y a tant de beauté dans mon pays, malgré cette guerre. Mes images préférées sont celles d'enfants qui sourient.

Avant la guerre, j’étais étudiant en chirurgie dentaire. Si le conflit se termine un jour, j’aimerais reprendre mes études. Mais maintenant, la photographie fait partie de moi. Je ne peux pas m’imaginer sans appareil photo. C’est comme si j’avais ça dans le sang. La photo a éveillé quelque chose en moi, et je ne suis pas la même personne qu’avant la guerre.

Désormais, je serai beaucoup plus sensible à la souffrance des autres, où qu’elle survienne. Et si je le pouvais, j’irais n’importe où dans le monde, j’aiderais les gens en prenant des images qui racontent la vérité.

Douma, mars 2015 (AFP / Abd Doumany)

 

Echapper à la réalité

 

Par Sameer Al-Doumy

 

DOUMA (Syrie) – Photographier la vie quotidienne, c’est une façon de s’échapper. De quitter un moment les réalités de la guerre. Ce que je préfère, c’est prendre des photos d’enfants qui rient et qui jouent. Cela m’aide à oublier l’horreur du conflit.

Après un bombardement à Hamouria, en décembre 2015 (AFP / Sameer Al-doumy)

Mon image préférée, c’est celle que j’ai prise le 27 février 2016 et qui montre des enfants en train de jouer sur une balançoire. C’était le premier jour d’un cessez-le-feu en Syrie. Le premier jour où nous avons cessé d’entendre les bruits des balles et les rugissements des avions. Le premier jour où nous avons cessé de voir des explosions et du sang qui coule.

(AFP / Sameer Al-doumy)

Après des mois de raids aériens et de massacres, après avoir vu tous ces petites filles et ces petits garçons morts ou blessés, je pensais que je ne reverrais jamais un sourire éclairer le visage d’un enfant. Alors, j’étais si heureux en les voyant s’amuser et jouer en toute insouciance.

Bien sûr, les gens réagissent différemment selon les circonstances. Lorsque je prends des photos de scènes de la vie courante, je n’ai que des réactions positives. Quand je couvre des bombardements et des destructions, les gens ont une attitude complètement différente à mon égard. Je comprends et je respecte ce qu’ils ressentent. Photographier la vie quotidienne m’aide à me rapprocher des autres, à partager non seulement leurs peines, mais aussi leurs joies.

Douma, septembre 2016 (AFP / Sameer Al-doumy)

Je crois que les images de la vie quotidienne font plus d’effet aux Syriens que les images de guerre. Tout le monde est fatigué de cette guerre. Les gens la vivent quotidiennement et ils ne rêvent que de s’aérer l’esprit, d’oublier un instant les durs moments qu’ils sont en train de vivre.

Quand la guerre sera finie, j’espère reprendre mes études. Mais je continuerai la photographie. C’est devenu ma passion. Je photographierai la vie des gens après la guerre, la façon dont le conflit les a affectés physiquement et psychologiquement, et comment ils font pour surmonter cela. J’aimerais photographier la Syrie qui se relève de ses ruines.

A Douma, un manège construit avec des restes de projectiles non explosés, en septembre 2016 (AFP / Sameer Al-doumy)

(Cet article a été écrit avec Samar Hazboun et Adel al-Salman à Nicosie et Yana Dlugy à Paris, et traduit de l'anglais par Roland de Courson).

Delil Souleiman
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