Six minutes de soleil
Moscou -- C’est devenu insupportable à la fin décembre. J’ai traversé bon nombre d’hivers russes dans mon existence, mais là j’ai touché le fond. Il n’y avait plus de soleil. Un ciel gris peut plomber la capitale en hiver, mais il y a au moins une journée ensoleillée par semaine ou deux. Et là, j’ai compté : six minutes en un mois. Six minutes.
Et en plus il n’y avait pas de neige. Si j’ai retenu une chose de mes deux précédents séjours c’est que la couverture blanche des flocons adoucit la dureté apparente de la capitale russe.
Mais elle n’est pas à l’abri du changement climatique. Depuis quelques décennies les hivers sont moins rudes. Ils duraient généralement de novembre à mars. Ce mois de décembre la température est repassée au-dessus de zéro Celsius et la neige était largement absente.
Pour être franc je déteste l’hiver russe. En deux mots il est froid et sale. Parce que quand le froid s’installe, la moyenne est à -15. Et sale, parce que la ville ne reste jamais blanche après une chute de neige. Maintenant, si je mets mes impressions personnelles de côté, photographier des scènes d’hiver reste un vrai plaisir.
Pour moi qui ai habité à Washington avant de venir ici le véritable changement est qu’à Moscou rien ne s’arrête. Dans la capitale américaine une grosse chute de neige paralyse toute activité. Les écoles ferment. Les gens ne vont pas travailler. Les administrations s’arrêtent. Et les gens sortent pour profiter de la neige.
Ici, à l’inverse, tout continue à l’ordinaire.
Les personnes âgées sont dehors.
Les jeunes aussi.
Et la vie se poursuit, avec ou sans plaque de glace.
Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas s’adapter. Si je sais que je passerai plus d’une heure dehors j’enfile une paire de caleçon long sous mon jean. Si c’est pour couvrir un match de foot je passe aux pantalons coupe-vent.
Et je n’oublie jamais un couvre-chef. Surtout un chauve comme moi. Et si je ne le porte pas il y a toujours quelqu’un, généralement une vieille dame pour me prévenir : « jeune homme vous devriez porter un chapeau ». Ici, on est un jeune homme jusqu’à environ 60 ans.
Il y a les règles, et puis il y a des moscovites qui déploient leur caractère jusqu’en plein hiver. J’étais sur la Place Rouge l’autre jour, en faisant bien attention à ne pas déraper sur les gros pavés enneigés. Et cette femme est passée tranquillement perchée sur ses talons aiguilles, comme si elle défilait.
Une des choses qu’on trouve partout en hiver à Moscou ce sont des patinoires et des allées gelées. On dirait que tout le monde est adepte de patinage.
L’atmosphère y est très festive, avec des lumières et de la musique. De la pop russe et occidentale des années 80 et 90.
C’est pour les enfants que l’hiver est spécial. J’ai des amis moscovites qui adorent l’hiver parce qu’ils en conservent les souvenirs d’enfance. En s’accumulant, les chutes de neige produisaient de véritables monticules, particulièrement dans les quartiers-dortoirs un peu excentrés.
Chaque groupe d’immeubles, avec sa cour centrale, concentrait une bande d’enfants jouant dans la neige. On trouvait aussi une petite patinoire et une piste de luge improvisée sur un tas de neige.
Avant je pouvais faire de très jolies photos des vitres givrées. Généralement celles des transports en commun. Maintenant il faut que je me trouve en province pour les faire. Parce que les bus et trolleys moscovites sont bien chauffés.
Faire de la photo dans ces conditions n’est pas toujours simple. Il faut accepter qu’au bout d’un moment on aura les doigts gelés. Il faut aussi des batteries de rechange, conservées bien au chaud contre soi, et les sortir juste quand on en a besoin. Sinon, elles cessent de fonctionner au bout d’un quart d’heure.
Mais le résultat vaut bien ces quelques efforts.
Au fond, même si je n’aime pas l’hiver russe, je continue de prendre plaisir à y travailler. C’est le premier que je traverse depuis dix ans. Je pensais qu’il serait beaucoup plus désagréable. Mais cette fois j’ai un appartement avec de grandes fenêtres, qui apportent beaucoup de lumière naturelle. Même quand le soleil se fait rare. Et quand ce dernier apparaît, alors là, c’est le paradis. Un peu comme des vacances.
Ce billet a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.