Lula: la lutte finale
Sao Paulo (Brésil) -- Lorsque j'ai demandé aux journalistes de l'AFP au Brésil quelles questions ils aimeraient poser à l’ex-président Lula, au cas où il nous accorderait finalement une interview, j'ai reçu un nombre étonnant de réponses.
Parmi les correspondants de Rio, Sao Paulo et Brasilia certains voulaient comprendre pourquoi l'homme le plus admiré et aussi l'un des plus détestés du pays était déterminé à se présenter à l’élection présidentielle d’octobre, malgré sa condamnation à plus de 12 ans de prison pour corruption. En principe, la loi devrait l’en empêcher, même s'il est le favori dans les sondages.
D'autres voulaient savoir ce qu'il ferait s'il revenait au pouvoir. D’autres encore, s’attendaient à une autocritique, leur dépit à son égard étant à la mesure de l’immense déception qu’il avait provoquée chez eux.
Quand Paula Ramon, une de nos correspondantes à Sao Paulo, m'a appelé pour me dire que Lula nous recevrait le 1er mars, je me suis dit que cette fois était la bonne. Peu de temps auparavant, il avait annulé une interview presque au dernier moment.
J'avais couvert son premier mandat (2003-2007) en tant que correspondant de l'AFP à Brasilia. Je savais que, dans l'adversité, l'homme pouvait s’enfermer dans le silence ou fuir la presse, préférant les meetings avec ses partisans. Ce fut le cas lors du scandale de « Mensalao », des pots-de-vin versés par son Parti des Travailleurs (PT) en échange d’un soutien parlementaire.
L’affaire avait été jugée, plusieurs des personnes impliquées emprisonnées et Lula avait été réélu, avant d'imposer Dilma Rousseff à sa succession en 2011. Mais quand Lula avait retrouvé sa verve, j'avais déjà quitté le Brésil.
A mon retour, -cette fois à Rio de Janeiro en 2016-, le tableau avait radicalement changé: Rousseff venait d'être démise de ses fonctions par le Congrès, le conservateur Michel Temer -son vice-président, accusé de "traîtrise"-, assurait les deux dernières années du mandat et Lula était dans le collimateur de l' "Opération Lava Jato" (lavage-auto), une enquête ayant mis au jour une gigantesque affaire de pots-de-vin autour de la compagnie pétrolière Petrobras.
Derniers préparatifs
Les responsables de l'agenda de Lula nous avaient demandé un petit CV des personnes qui participeraient à l'interview: Paula, Nelson Almeida, -le photographe-, la vidéaste Anne-Laure Desarnauts et moi.
Elle durerait une heure et n'avait qu'une condition: seules les deux premières questions pourraient être filmées. Il fallait donc éviter un démarrage en douceur, car Anne-Laure se devait d’offrir aux abonnés de l'AFP-TV quelque chose de consistant.
Nous voulions l'interroger sur trois axes: sa situation face aux tribunaux qui pouvaient barrer sa candidature, face aux autres instances qui pouvaient l’envoyer passer les prochaines années de sa vie dans une prison, et enfin face à la perspective d'un retour au palais du Planalto à Brasilia.
Ce que nous redoutions le plus, c’était les tirades dénonçant les élites, très pratiques quand il s'agit d'esquiver les questions plus délicates sur sa situation politique et personnelle.
Jeudi 1er mars, je découvre en passant devant un kiosque à journaux que le grand quotidien Folha de S. Paulo publie une longue interview de Lula.
J’ai craint dans un premier moment qu’elle ne marque le lancement d’une campagne de communication, dans laquelle notre entretien serait noyé.
Se fier à la météo
Paula Ramón avait réussi à obtenir l'interview, après des mois de demandes obstinées. Et voilà qu’au moment crucial elle se trouvait en reportage dans l'État amazonien de Roraima, à 3.000 km de Sao Paulo, avec un retour prévu moins de deux heures avant le rendez-vous. Nous dépendions donc du ciel: conditions météorologiques et ponctualité des compagnies aériennes. Demander un report de l'interview paraissait très risqué.
Nous étions en route avec Anne-Laure et Nelson quand mon portable a sonné: "Je suis dans un taxi!" a crié Paula, avant de débouler peu après, avec ses deux valises, devant l'Institut Lula, dans le quartier traditionnel d'Ipiranga.
Nous sommes entrés par la porte de derrière, donnant accès à un patio avec piscine et barbecue. Au fond, le studio d'enregistrement.
Qui mène le jeu?
Trois techniciens de l'Institut préparaient leur propre tournage de l'interview. Une quinzaine de minutes plus tard, Lula est enfin arrivé, T-shirt rouge à manches longues sous une veste noire; il nous a salué avec ces gestes chaleureux qui vous font croire que vous êtes de vieilles connaissances. Il a aussitôt commencé à parler des difficultés à gouverner un pays comme le Brésil, avec plus de trente partis: une "mission impossible".
Lula, de façon inattendue, menait le jeu. Il ne nous restait plus qu’à lui demander: "Monsieur le Président, comment comptez-vous donc gouverner si vous revenez au pouvoir? ", avec le risque qu'il se lance dans un long dégagement sur les arcanes du système politique brésilien.
Nous nous étions partagé les rôles avec Paula: à elle les questions sur la corruption et l'Amérique latine, à moi celles sur la politique et l'économie. Nous avions également décidé que celui qui poserait la question garderait un contact visuel avec Lula, sans prendre de notes.
Puis l'interview a été lancée, Anne-Laura a commencé à filmer et nous avons pu reprendre l’initiative, en lui demandant s’il ne craignait pas que ses ennuis judiciaires prennent le pas sur les enjeux du pays dans la campagne électorale.
"Les députés votent, pas les saints"
Pendant la conversation, Lula a bu deux ou trois tasses de café. A part une quinte de toux, provoquée sans doute par une gorgée avalée de travers, sa voix rauque n'a jamais tonné comme elle a pu le faire à l’époque du scandale du « Mensalao ». Il avait l'air concentré et serein, comme si rien ne le menaçait.
Je me suis dit que le combat devait être une sorte de stimulant pour lui. Il a semblé le confirmer, en excluant d’emblée la possibilité de se retirer du jeu pour éviter une polarisation accrue dans le pays : "La polarisation existe dans le football, la religion, la politique, la culture. Nous ne devons pas avoir peur de la polarisation". Et encore moins dans une campagne électorale où les sondages le présentent comme le grand favori, a-t-il soutenu avec conviction.
Mais si la bataille est son moteur, la négociation et le réalisme sont sans aucun doute les armes préférées de cet ancien syndicaliste. Même si cela le conduit à nouer des pactes difficiles à digérer pour la gauche.
"Il ne sert à rien de chercher un saint pour faire des alliances, parce que (...) ceux qui votent sont les députés et on doit discuter avec ceux qui ont le droit de vote. C'est difficile et, en même temps, c’est un exercice très riche en démocratie", a-t-il expliqué avec la simplicité de quelqu’un qui démontre un théorème.
Le football, "polarisé" ou non, est l'une des passions de ce fanatique des Corinthians, le club centenaire de Sao Paulo. Et il nous a doctement expliqué différents scénarios de la Coupe du Monde en Russie. Il aimerait bien y accompagner la Seleçao, mais il ne pourra pas le faire, parce que "nous sommes en campagne et il n'y a pas d’électeurs là-bas".
Il est difficile d'imaginer que cet homme traverse probablement les moments les plus difficiles d'une existence pleine de victoires, de défaites et d'ambiguïtés qui, depuis 40 ans, sont intimement liées à celles du Brésil.
Les batailles politiques et judiciaires ne font qu’un pour lui : «Ma seule préoccupation pour le moment est d'essayer de montrer mon innocence. Si j'étais condamné et emprisonné, ils condamneraient un innocent ».
Mais ce qui est en jeu pour Lula, ce n'est pas seulement son avenir. C'est l'écriture de l'histoire de ce petit cireur de chaussures du Nord-Est, devenu le chef des grandes luttes ouvrières contre la dictature militaire à la fin des années 1970 et l'une des figures les plus admirées et consensuelles de la planète au début de ce siècle.
Quelle place dans l'Histoire?
"Il y a une chose dont je suis fier et je suis certain qu’elle appartient déjà à l'Histoire: à ce jour, dans tous les sondages, je suis considéré comme le meilleur président dans l'Histoire du Brésil", clame-t-il.
"Je suis le président qui a fondé le plus d'universités (...) et on se souviendra de moi comme de celui qui a créé le Programme Faim Zéro, qui a fait la plus grande politique d'inclusion sociale des temps modernes ».
Mais il y a une partie de la population brésilienne qui veut que Lula reste dans l'Histoire comme le premier ex-président contraint de porter un costume rayé de prisonnier, incarné par une marionnette, le "pichuleco", que ses adversaires agitent dans les manifestations de soutien à Lava Jato.
Lorsque Paula lui demande s’il lui arrivait de penser qu’il pouvait être bientôt en prison, il répond sans hésiter : « Tous les jours ».
Mais "la prison peut durer longtemps, comme pour Mandela, 27 ans, ou peu de temps, comme pour Gandhi".
Il me semble que c’est la première fois qu’il fait cette distinction entre des courts et longs séjours derrière les barreaux. Je me dis qu'il se prépare au pire, tout en pariant sur des recours déposés par son armada d'avocats qui pourraient le faire libérer rapidement, dans une bataille de procédures qui pourrait être plus épuisante pour les juges que pour l'inoxydable Lula.
Entre temps, il fait toujours campagne.
En partant, je me suis demandé quel genre de message Lula avait voulu faire passer dans ses déclarations à une agence de presse internationale.
J'ai perçu un Lula qui voudrait se projeter en homme sage ayant beaucoup à offrir à son pays et à l'Amérique latine. Sa prise de distance avec le « chavisme », totalement nouvelle, sans pour autant couper les ponts avec le président vénézuélien Nicolas Maduro, semblait aller dans cette direction.
Mais à quoi bon: peu de gens croient en la possibilité qu’il soit éligible et certains pronostiquent qu'il ne lui reste plus que quelques semaines de liberté.
Ses plus fidèles partisans, eux, se souviennent que ce n'est pas la première fois que Lula lutte contre l'adversité.
Mais, cette fois-ci, c'est la lutte finale.