Le dernier mâle
Ol Pejeta (Kenya) -- Quand j’ai appris la mort de Sudan, le dernier mâle de la sous-espèce des rhinocéros blanc du nord, je terminais un reportage sur des braconniers. Je me souviens d’autant mieux de lui que je faisais partie de ceux qui l’avaient accueilli il y a presque dix ans, en 2009, quand il a été transféré au Kenya depuis la République tchèque.
Son arrivée dans la réserve d’Ol Pejeta, en compagnie de trois congénères dont sa fille Najin et sa petite-fille Fatu, avait fait l’évènement dans la communauté des défenseurs de la nature. Je me souviens très bien des photos que j’avais prises de lui à l‘époque, et de mon étonnement face au calme que l’animal conservait au milieu de toute cette excitation. Tout le monde se bousculait autour de sa cage pour essayer de le prendre en photo.
Maintenant qu’il n’est plus là, je pourrai bien sûr regretter de ne pas avoir passé plus de temps avec lui. C’est l’inverse, je mesure la chance que j’ai eu de profiter de tous ces moments… Les responsables et les gardiens d’Ol Pejeta ont toujours essayé de nous faciliter les choses pour que mes collègues et moi-même puissions suivre l’existence de Sudan dans sa patrie d’adoption.
Capturé au Sud-Soudan dans les années 70, il avait été transféré au zoo tchèque de Dvur Kralove avant de retrouver sa terre africaine. Dans l’intervalle les braconniers ont décimé sa sous-espèce, les cornes de rhinocéros étant prisées en Asie pour leurs prétendues vertus curatives.
J’ai été très affecté quand s’est discrètement diffusée la nouvelle que Sudan était victime d’une infection d’origine virale qui pourrait l’emporter. Environ une semaine et demie avant que son décès ne survienne, nous avons appris qu’il faudrait probablement l’euthanasier. Même à ce moment, il y avait encore un espoir qu’il puisse s’en sortir. Mais son état a empiré, et ils ont mis fin à ses souffrances.
Quelque part j’étais soulagé d’avoir cédé mon tour de permanence pour couvrir ce moment, parce que je ne voulais pas conserver ce souvenir de lui à un moment si triste.
Je préfère garder l’image d’un animal doux, tranquille, imposant et majestueux. Quand la nouvelle est tombée, nous avons fait un détour par la réserve de Ol-Pejeta.
L’atmosphère était pesante et l’endroit toujours aussi beau, particulièrement avec le vert tendre de la végétation, caractéristique de l’arrivée de la saison des pluies au Kenya. Mais pour tous ceux dont le chemin avait eu la chance de croiser celui de Sudan, c’était un moment très triste. Ses gardiens, toujours aussi polis et accueillants, étaient bouleversés.
Tout le monde doit mourir et la mort de Sudan était elle aussi dans l’ordre des choses. Seulement elle a revêtu un caractère historique en tenant compte du statut particulier de cet individu, dernier espoir de perpétuation de sa sous-espèce. C’est très naturel d’éprouver des sentiments à son égard et pour sa disparition. Il était le dernier symbole de son espèce, et que ça concerne un animal ou une plante, il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas être ému. Ça n’est pas rationnel, c’est juste une émotion très forte.
Sa disparition a été largement commentée dans la presse et dans les conversations. Le tourisme est une part importante de l’économie kényane, et Sudan jouait un grand rôle dans sa promotion. Il attirait beaucoup de visiteurs. Au-delà, son sort aura popularisé les efforts de conservation et de protection de la nature. C’est peut-être l’héritage le plus important qu’il laisse.
Ce billet a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.