Chasse à l’éléphant, chasse aux préjugés
JOHANNESBURG, 27 mai 2015 – Je suis française, née en banlieue parisienne, j’ai fait mes études à Lille et Lyon. Je n’ai jamais vécu le conflit entre l’urbain et le rural, entre le postmoderne et la tradition. Je n’ai jamais chassé, je ne chasserai jamais. Encore moins les éléphants. Comment peut-on avoir l’idée de tuer un animal aussi majestueux et intelligent quand on a la chance de croiser son chemin ? Comment peut-on vouloir suspendre son crâne dans son salon?
A notre époque, le chasseur n’a plus beaucoup de défenseurs. Et celui qui chasse pour chasser, pour le « trophée », pour la photo à côté d’un animal mort sans combat, passe pour un criminel. Roi d'Espagne ou amateur, le voici traîné dans la boue des réseaux sociaux. Et la mort d’un chasseur - si possible piétiné par un éléphant - occasionne des messages de haine post-mortem, sans pudeur ni équivoque. « Bien fait », dit-on, suggère-t-on, pense-t-on.
En mars dernier, j’ai couvert la conférence internationale sur les éléphants africains. Elle se tenait à Kasane, au nord du Botswana, pays où vivent plus d'un quart des 470.000 éléphants qui survivent sur le continent. La « ville » ne semble exister que par et pour le tourisme : côté rivière, des lodges accueillent les visiteurs dans des chambres avec vue sur les hippopotames ; côté route, des habitants principalement employés dans le secteur, des guides aux employés des hôtels. Une économie qui repose sur la possibilité de voir et de photographier des pachydermes majestueux, des lions nonchalants et des crocodiles féroces.
Pas d'anti-chasse au rendez-vous
En janvier 2014, le gouvernement botswanais a interdit la chasse aux éléphants, à quelques exceptions près. Journalistiquement, le sujet m'intéresse mais je crains de ne trouver que des opinions politiquement correctes, anti-chasse.
En fait c’est tout le contraire. Au bout de trois jours, je désespère de trouver un interlocuteur qui défende la décision du gouvernement. Si ça continue, je vais devoir interviewer ma mère.
Les guides ? Bien sûr, ils n’aiment pas la chasse. Mais blancs ou noirs, locaux ou pas, ils connaissent les problèmes des villages, la difficile cohabitation avec les animaux sauvages, et les revenus conséquents que rapportent les safaris au fusil. Ils craignent que l'interdiction n'encourage le braconnage. Donc ils soutiennent le compromis habituel de nombreux gouvernements africains : une chasse encadrée, ciblée sur les vieux mâles, inutiles en termes de reproduction mais qui rapportent gros.
Permis de chasse contre infrastructures
Les ONG présentes à la conférence ? La chasse est l’un des outils de conservation, apparemment. Tuez un éléphant pour garder en vie des troupeaux. Dans des zones où il est de toute façon difficile d’amener des touristes. Pourquoi se priver de la manne des riches amateurs de « trophées » ?
Je finis par rencontrer ceux qui n’ont jamais porté des regards attendris ou muets d’admiration sur les éléphants. Ceux qui n’ont pas d’appareils photo et qui vivent avec eux à longueur d’année : les habitants de Mabele, un village en bordure du parc naturel de Chobe. Dans ce village groupé avec quatre autres, les ventes de permis de chasse aux étrangers ont permis de construire des infrastructures, des magasins, d’acheter des tracteurs. Aujourd’hui ils font face au manque à gagner. Le directeur de la coopérative m’explique que les caisses sont vides, qu’il n’est pas sûr d’arriver à payer les employés.
Et surtout les éléphants ne se sentent plus menacés. Ils traversent le village quand ça leur chante, en faisant des dégâts. Une femme énervée me montre son champ de maïs piétiné, ravagé, sa récolte réduite à néant.
Un animal pas plus sacré qu'une vache en Occident
Peu à peu, dans mon esprit, l’image de l’éléphant se brouille. Ce n’est plus uniquement cet être royal, magnifique du bout de la trompe à ses pattes rondes, sorti des livres de mon enfance pour me faire rêver des immenses espaces qu’il va parcourir avec le reste du troupeau. C’est aussi un animal sauvage, pas plus sacré aux yeux des villageois que les vaches ou les moutons en occident.
A la conférence, le gouvernement botswanais défend sa position avant-gardiste, urbaine. La chasse c’est le passé, et ça ne crée quasiment pas d’emplois. Il y a bien un sujet. J’écris ma dépêche et rédige mon script de reportage vidéo en sachant que cet angle ne sera pas toujours compris.
Sans surprise, sur Twitter, je lis des commentaires énervés ou ironiques : « Puisque comme les requins ils font chier, exterminons-les !». Poser la question « ressource ou nuisance ? », c'est une « question de merde ».
Bien sûr. Pour « nous », les éléphants sont « les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie » * - ni une ressource, ni une nuisance. Mais pour tous mes interlocuteurs au Botswana, à aucun moment il n’a été question de morale, de symbole. Le débat est pragmatique : les éléphants, les lions et les autres mammifères précieux, sont la principale ressource nationale après les diamants. Il s’agit de la protéger et de s’en protéger : de faire fructifier la valeur et réduire la nuisance. Avec ou sans la chasse.
Soyons honnêtes : je ne comprends toujours pas les chasseurs. Dépenser dix mille, cinquante mille, trois cent mille dollars pour abattre un animal, pour exécuter ce qui est beau, sensible et vivant ? Absurde, insupportable. Et leur fierté sur les photos, une main sur le fusil et l'autre sur le cadavre...
Je n'ai pas changé d'avis. Mais j'ai changé de point de vue. Ne pas tuer pour protéger, idée qui paraît simple et de bon sens, c’est en réalité simpliste. Voilà comment parfois, faire du journalisme vous fait entrer dans un débat impossible avec vos amis en Europe.
* Les Racines du ciel, Romain Gary
Julie Jammot est une reporter vidéo de l’AFP basée à Johannesburg.