Des défenses d'éléphant confisquéesà des braconniers dans le parc de la Garamba, en République démocratique du Congo (Photo: Tristan McConnell)

Dans la guerre de l’ivoire de la Garamba

PARC NATIONAL DE LA GARAMBA (R.D. du Congo), 18 mars 2016 – Ballotté par les vents brûlants, le monomoteur descend vers le parc national de la Garamba en survolant une immense savane parsemée de villages aux toits de chaume. Plus nous approchons, plus le paysage devient accidenté et boisé. Des collines qui ressemblent à des dômes de roche émergent du sol. D’étroites et sinueuses rivières se frayent un chemin dans la légère fumée qui monte des feux de brousse.

Je suis venu dans l’extrême nord-est de la République démocratique du Congo, avec le photographe Tony Karumba, pour couvrir la véritable guerre qui fait rage entre les rangers du parc national et les groupes armés de trafiquants d’ivoire. L’an dernier, victimes des braconniers, les éléphants de la Garamba ont frisé l’extermination, même si le nombre d’animaux tués a baissé par rapport à l’année précédente (114 contre 134). Dans le combat pour sauver la faune africaine, il arrive que pas grand-chose ne sépare la victoire de la défaite…

Des éléphants dans le parc national de la Garamba, le 7 février 2016 (AFP / Tony Karumba)

Pendant la semaine que nous passons dans la Garamba, nous regardons des éléphants se faire endormir à la fléchette et se faire poser des colliers traceurs. Nous voyons les rangers s’entraîner à la dure sous la houlette d’anciens soldats sud-africains, puis se déployer dans l’arrière-pays du nord du parc en sautant depuis un hélicoptère qui ne peut se poser à cause des broussailles épaisses. Nous interviewons des gardes, les autorités du parc, les instructeurs militaires et des experts en conservation de la faune, de manière à avoir une vue d’ensemble de la situation dans la Garamba. Et le panorama n’est pas brillant.

Massacre à bout portant

Durant notre séjour, des tirs d’arme à feu sont signalés mais aucun pachyderme n’est tué. Les rangers nous racontent que quand les braconniers débarquent, camouflés dans les herbes hautes et avançant contre le sens du vent, les éléphants n’ont aucune chance. Des familles entières se font massacrer pratiquement à bout portant au fusil d’assaut AK-47, à la mitrailleuse PKM et au lance-grenades. Certains animaux réussissent à s’échapper, mais beaucoup n’y parviennent pas. A coups de hache, les trafiquants amputent les éléphants morts de leurs défenses et disparaissent en laissant derrière eux des mares de sang.

Le personnel du parc et les représentants des autorités examinent un éléphant endormi à la fléchette, le 7 février 2016 (AFP / Tony Karumba)

Dans les années 1970, on estimait la population d’éléphants de la Garamba à plus de 22.000, à quoi s’ajoutaient quelque 500 rhinocéros blancs du Nord et 350 girafes de Kordofan. Aujourd’hui les rhinocéros ont entièrement disparu, et il ne reste plus qu'environ 1.300 éléphants et 38 girafes.

De la Tanzanie à l’est jusqu’au Mali à l’ouest, la situation est très préoccupante pour les éléphants d’Afrique. On estime que quelque 20.000 d’entre eux ont été tués l’an dernier pour leur ivoire. En Chine, à l’autre extrémité d’une chaîne d’approvisionnement clandestine contrôlée par des mafias internationales, la défense d’éléphant brute se négocie à près de mille euros le kilo.

Défenses dans la chambre forte

Au quartier général du parc de la Garamba, les défenses saisies aux trafiquants sont stockées dans une chambre forte. Certaines font à peine la longueur d’un bras de bébé. D’autres sont plus hautes que moi. La plus lourde pèse trente-deux kilos. A quelques mètres de là se dressent les ruines des anciens bureaux du parc, dévastés et incendiés au cours d’une attaque rebelle sept ans plus tôt.

(AFP / Tony Karumba)

Massacrer les éléphants est une activité hautement rentable, et ceux de la Garamba sont parmi les plus menacés du monde. Mais ils ont quelques alliés. Il y a une dizaine d’années, l’organisation sud-africaine de défense de la nature African Parks a commencé à cogérer le parc national avec les autorités congolaises. C’était juste avant que le dernier rhinocéros blanc du Nord encore à l’état sauvage tombe sous les balles des braconniers. Maintenant, cette organisation essaye d’épargner ce triste sort aux éléphants. Ce qu’ils font s’appelle de la « conservation », mais dans les faits cela ressemble plus à une guerre.

Hélicoptères fantômes

L’année dernière, quatre rangers de la Garamba ont été tués, et on a compté vingt-huit affrontements armés avec les braconniers. Parmi les chasseurs illégaux, on trouve des déserteurs de l’armée, des combattants rebelles, des bandits en tout genre, des éleveurs armés. A une reprise, un hélicoptère non-identifié est aperçu dans le nord et, après son départ, huit éléphants sont retrouvés morts, tous tués de balles qui leur ont pénétré le crâne par le sommet. Personne n’a jamais su d’où venait cet hélicoptère, de même que personne n’a su d’où venaient les trois autres appareils signalés depuis 2012.

Un poste avancé des rangers dans un secteur reculé de la Garamba (AFP / Tony Karumba)

L’homme qui est chargé de stopper la tuerie et de redonner un avenir à la Garamba s’appelle Erik Mararv. Je le rencontre dans le nouveau quartier général du parc national, sur la rive méridionale de la Dungu, un des innombrables affluents du fleuve Congo. Ce jeune Suédois a vécu plus de choses au cours de ses 30 ans d’existence que bien des gens dans toute leur vie. Né et élevé en Centrafrique, il a quitté l’école à l’âge de 15 ans pour devenir guide de safari et chasseur professionnel. Il a croupi six mois dans une prison de Bangui sous de fausses accusations en 2012. Il a aussi été enlevé par l’Armée de résistance du seigneur (LRA), un extravagant mouvement de rébellion ougandais qui sévit également en Centrafrique, au Soudan du Sud et en République démocratique du Congo.

Le mythe de l'ivoire finançant le terrorisme

La LRA continue à braconner dans la Garamba. C’est un acteur beaucoup moins puissant qu’il ne l’a été. Mais il continue de bénéficier d’une attention publique indue grâce à ses exactions spectaculaires et au label de « terroriste » qui lui est fréquemment appliqué, et qui aide à entretenir le mythe selon lequel le trafic d’ivoire financerait les mouvements djihadistes armés en Afrique.

Un ranger vérifie son équipement avant un départ en mission (AFP / Tony Karumba)

Quoiqu’il en soit, selon Mararv, la plus grande menace pour les éléphants de la Garamba, ce n’est ni la LRA, ni même les mystérieux hélicoptères surgis de nulle part, mais les gangs venus du Soudan du Sud. Certains de ces hors-la-loi portent même l’uniforme de l’armée nationale. « Je considère la totalité du Soudan du Sud comme un groupe armé », me confie Mararv. La guerre civile qui ravage le pays voisin du parc déborde les frontières de façon de plus en plus incontrôlable et les éléphants, abattus pour leur viande ou pour leur ivoire, sont des victimes supplémentaires du conflit.

Groupes de choc

Les défenseurs de l’environnement auxquels je parle affirment que Mararv a insufflé une énergie et un courage nouveaux dans la lutte contre le braconnage dans la Garamba. Les rangers subissent un entraînement rigoureux au tir et à la survie dans la brousse. Répartis en « équipes Mamba », des petits groupes de choc composés de cinq hommes surentraînés, ils sillonnent le parc national parfois des jours durant pour traquer les chasseurs clandestins.

(AFP / Tony Karumba)

Dans cette guerre, le matériel est aussi important que l’autorité du chef. Et en la matière, un grand pas en avant a été fait avec l’arrivée d’un hélicoptère, qui peut transporter rapidement les rangers jusqu’aux zones les plus reculées de la Garamba. Dès qu’un des cinq postes d’observation fixes répartis à travers le parc signale des coups de feu, une « équipe Mamba » peut être dépêchée sur place en dix à quinze minutes, ce qui est souvent suffisant pour empêcher les braconniers de s’enfuir avec les défenses des éléphants qu’ils ont tués ou même, parfois, pour les prendre en flagrant-délit.

Le pilote de l’hélicoptère est un Sud-Africain de 60 ans qui s’appelle Frank Molteno. Il sait qu’à toute heure on peut lui demander de s’envoler pour n’importe quel point du parc. Quand il faut y aller il faut y aller, à tombeau ouvert, sans fermer les portières, et tant pis pour les ceintures de sécurité. Molteno est un civil aux manières martiales et sans compassion pour les braconniers. « S’ils nous voient, ils nous tirent dessus, alors on leur tire dessus aussi », dit-il alors que nous bavardons dans le cockpit de son appareil. « C’est la loi de la brousse ».

(AFP / Tony Karumba)

En octobre dernier, au cœur d’un affrontement dans lequel deux rangers sont morts, Molteno a failli lui aussi y passer quand les balles des braconniers ont manqué de peu de sectionner l’arbre de transmission du rotor de queue de son hélicoptère en plein vol. Un centimètre de plus, et c’en était fait de l’appareil.

Hippopotames au soleil couchant

Molteno est un dur. Il ne peut retenir ses larmes au souvenir de ses deux camarades tombés au champ d’honneur, mais sa conviction reste intacte. « Si je pensais qu’on ne peut pas gagner ce combat, j’arrêterais de faire ça », me lâche-t-il un soir, alors que nous sommes assis devant la rivière Dungu à contempler un groupe d’hippopotames qui s’ébattent dans les eaux tranquilles pendant que le soleil se couche derrière les arbres.

(AFP / Tony Karumba)

Dans la guerre de l’ivoire de la Garamba, on manque de beaucoup de choses : d’hommes, d’armes, de munitions, de matériel de communication, d’équipements pour suivre les animaux à distance. Mais la géographie est aussi est un obstacle majeur, auquel tout l'argent du monde ne pourrait remédier.

Fusillades dans les herbes hautes

Quand il pleut – c’est-à-dire la moitié de l’année – beaucoup de terres sont inondées, les rares pistes deviennent impraticables et les broussailles poussent jusqu’à atteindre trois mètres de haut, devenant des murs pratiquement impénétrables. Avancer de seulement quelques centaines de mètres peut prendre des heures, avec une visibilité quasi nulle. Les fusillades entre rangers et braconniers éclatent à très courte distance.

(AFP / Tony Karumba)

Mais pendant la saison sèche, la savane se pare d’une beauté monotone, presque hypnotique, balafrée par les feux de brousse, parsemée d’arbres à saucisse et pratiquement vide de toute présence humaine. A un moment, nous tombons sur un petit troupeau d’éléphants au détour d’une route. En entendant le moteur de la voiture, ils s’arrêtent, lèvent la tête, puis s’enfuient rapidement dans la lumière dorée de la fin de l’après-midi.

Les éléphants savent que les hommes sont dangereux. Jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas, ce savoir les aidera peut-être à rester en vie.

Tristan McConnell est un journaliste de l’AFP basé à Nairobi. Suivez-le sur Twitter (@t_mcconnell) et sur Instagram, et visitez son blog personnel. Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris (lire la version originale).

Tristan McConnell