Un spectacle naturel immuable
RESERVE FAUNIQUE DE MASAI MARA (Kenya) – Vivre au Kenya, c’est avoir la possibilité d’assister à des spectacles naturels qui existent depuis la nuit des temps. C’est comme une plongée dans le passé. Dans un monde qui change à grande vitesse, c’est une chance extraordinaire.
C’est la deuxième fois que j’ai l’occasion de photographier la migration saisonnière des gnous. En général, elle démarre en juillet dans le Serengeti, atteint la réserve de Masai Mara en août et reprend le chemin du sud en septembre. Ce sont des millions de bêtes qui se déplacent ensemble.
Cette année, je passe quatre jours dans le Mara pour assister au retour des troupeaux. Je fais le choix de dormir dans un camping public, afin de ne pas avoir à engager des rangers, ce qui est obligatoire dans les lodges privées. Je peux ainsi aller et venir avec une liberté totale, sans dépendre de personne. En plus, c’est moins cher.
J’adore camper en pleine nature, au milieu de tous ces animaux. C’est quelque chose de très simple et en même temps très excitant. La nuit, sous ma tente, j’entends les lions et les hyènes qui chassent dans les alentours. Cela fera des choses à raconter à mes petits-enfants. Ayant une certaine habitude du camping au Kenya, je ne suis pas effrayé à l’idée de côtoyer la vie sauvage, et je n’ai pas besoin d’avoir des rangers armés autour de moi pour me rassurer.
Ma journée commence peu après cinq heures du matin. Je me lève, j’éteins le feu, je rassemble mon équipement et je pars en voiture. Le truc, avec les gnous, c’est de les photographier au moment où ils traversent une rivière. Cela donne des images spectaculaires. Sans parler des crocodiles qui les attendent au passage.
Je sais où se trouvent les principaux gués. Donc je me contente de conduire jusque-là et d’attendre. Il est facile de trouver l’endroit où les bêtes se rassemblent, mais les voir en action réclame encore un peu de route ainsi qu’une bonne dose de chance. Même si vous les voyez se rassembler quelque part, cela ne veut pas forcément dire qu’elles sont sur le point de traverser la rivière.
Une chose est sûre: les gnous sont des animaux très nerveux et vraiment pas très intelligents. Quelquefois, il y en a un qui se lance et les autres suivent derrière. Quelquefois, ils se rassemblent au bord de l’eau, mais aucun d’entre eux ne se décide à traverser le premier et ils finissent par se disperser. Quelquefois ils suivent les zèbres, qui sont plus doués qu’eux pour repérer les crocodiles.
Chaque année, cette partie de l’Afrique attire des milliers de touristes. C’est une source de revenus vitale pour les parcs nationaux. La plupart de ces touristes se comportent correctement, mais certains peuvent aussi vous gâcher votre journée. Je campe et je travaille à l’intérieur de la Réserve nationale de Mara, qui est une zone protégée et donc relativement tranquille. De l’autre côté de la rivière, cela ressemble à un zoo avec des dizaines de véhicules de touristes.
La plupart des visiteurs viennent ici pour le premier et unique safari de leur vie. Donc, bien sûr, ils sont très excités. Ils veulent voir le plus de choses possible et demandent à aller dans un maximum d’endroits. Ils ne comprennent pas que la plupart du temps, avec la faune sauvage, c’est la patience qui paie. Ils s’amuseraient beaucoup plus, ils verraient beaucoup plus d’animaux s’ils acceptaient de prendre leur temps. Nous ne sommes pas au théâtre ici. Souvent, il faut attendre.
Il n’y a rien de plus frustrant, après avoir conduit pendant cinq heures sous un soleil de plomb et avoir attendu patiemment que les gnous se décident à franchir la rivière, que de voir arriver au moment crucial un énorme camion de touristes qui va trop vite et qui effraye les animaux. Quand cela arrive, il n’y a plus aucune chance pour que la traversée ait lieu avant un bon moment.
Cette année, c’était ma phase crocodiles. Si vous êtes patient, ils sont relativement faciles à photographier. Ils sont nombreux à attendre que les gnous sautent à l’eau pour se régaler.
Les crocodiles que l’on peut trouver dans le Mara sont vraiment gigantesques. Comme des super-crocodiles. Ce n’est pas très étonnant quand on sait qu’à chaque migration, une énorme source de nourriture leur tombe littéralement dans la gueule et qu’ils peuvent vivre jusqu’à cent ans. Ils n’ont qu’à rester-là, se nourrir et grandir, se nourrir et grandir…
Cette année, je réussis prendre une bonne séquence d’un crocodile attaquant un gnou, et qui montre bien la taille impressionnante de ces bêtes féroces.
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Le gnou arrive et s’assoit bêtement au bord de l’eau. Alléché, le crocodile nage dans sa direction, mais le gnou refuse de bouger. Le crocodile se jette sur lui et le rate. Le gnou s’enfuit, mais au bout d’un moment, piqué par une curiosité suicidaire, il revient vers le crocodile pour voir ce qui a bien pu se précipiter sur lui de cette façon. Le crocodile se jette à nouveau sur lui et le rate pour la deuxième fois. Tout fini donc bien pour le gnou, qui a la vie sauve, comme pour moi, qui ai pu immortaliser un crocodile géant en train de jaillir hors de l’eau. Je suis fou de joie.
Et puis, il y a la séquence avec la gazelle de Thomson. Quand j’aperçois ce groupe de gazelles en train de s’approcher de l’eau, je me dis : « oh-là-là les gars, vous cherchez vraiment les problèmes ! » Une fois dans l’eau, certaines ne parviennent pas à se hisser sur la rive d’en face, trop glissante. Pour les crocodiles, c’est comme de s’emparer d’un paquet de chips dans les rayons d’un supermarché.
Les images sont spectaculaires. Je suis placé sur le côté, et on peut voir la frêle gazelle disparaître entre les dents du crocodile. L’image où l’on voit un pied de la pauvre bête qui sort de la mâchoire du monstre donne une bonne idée de la taille des bestiaux en question.
Je me focalise sur les gnous, mais je prends aussi le temps de photographier autre chose, comme les montgolfières ou les lions. Ces derniers, au milieu des gnous, sont comme dans une confiserie. C’est tellement facile pour eux de les capturer qu’ils les tuent souvent sans les manger. Les bords des routes sont jonchés de carcasses. Les lions sont comme les crocodiles : grâce aux migrations des gnous, ils mangent tous les jours à leur faim.
Pendant la nuit, je peux entendre les lions rôder et rugir partout autour de moi. Je ne suis pas trop inquiet. D’abord, ils sont bien nourris. Avec tout le gibier qu’il y a autour d’eux, ils n’ont pas besoin de moi pour se remplir l’estomac. Ensuite, je fais toujours très attention de ne pas laisser traîner de la nourriture près de ma tente. Je range tout dans une glacière que j’enferme dans la voiture pour la nuit.
Quand je sors de ma tente, au réveil, je prends toujours le temps d’observer attentivement la brousse autour de moi. Un matin, je tombe nez à nez avec un lion mâle. Il ne fait que se promener, mais il est un peu trop près de moi à mon goût. Je me réfugie calmement dans ma voiture, j’allume le moteur et les phares, et j’attends qu’il s’en aille. Je ne cherche pas à le photographier.
En revanche, je peux prendre en photo cet autre lion bien connu des rangers du Masai Mara. Il s’appelle Scarface, à cause de la balafre qu’il a sur le visage. C’est la star du parc.
Effectuer ce type de reportage est un immense plaisir. C’est fatiguant, car on conduit beaucoup, on attend beaucoup, on travaille de l’aube au crépuscule et on doit toujours rester alerte. Et on n’est pas seul, il y a tous ces camions de touristes. Mais être le témoin de ce spectacle naturel immuable, qui se déroulait exactement de la même façon il y a des milliers d’années, c’est quand même un privilège.
(Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson).