L'AFP à hauteur de collégiens
Paris -- Lundi 19 mars, il neige sur la capitale. Ils sont là, devant le siège de l'AFP, avec une demi-heure d'avance ! Les treize collégiens et leurs deux profs sont partis à 6h40 de Meaux pour être sûrs d'être à l'heure. Chemise et veste chics, beaucoup se sont mis sur leur trente et un.
Ce qui est touchant, c'est de voir d'emblée que ces collégiens se rendent compte de leur chance: ils vont passer la journée dans la rédaction, avec un programme sur-mesure.
Environ 110 journalistes de l'AFP et du quotidien Le Monde sont engagés dans l'éducation des jeunes aux médias avec l'association Entre les lignes. Habituellement, c'est nous qui allons dans les collèges et lycées pour animer des ateliers. Mais pour marquer le coup de la semaine de la presse, nous les accueillons pour une journée avec un objectif: leur donner la parole.
Notre partenaire, le Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (CLEMI), a choisi cette classe de 4e du collège Henry IV de Meaux. Une moitié passe la journée à l'AFP, l'autre au journal Le Monde.
Au pas de course, on commence par visiter l'agence, ses deux bâtiments, ses étages, son dédale de couloirs, sa vue imprenable sur le palais Brongniart, l'ancienne Bourse.
On passe par le service photo, avec un arrêt dans le petit labo où des techniciens traquent les photos truquées, l'infographie, le service des sports, un peu vide comme tous les lundis matin après des week-ends bien remplis, ou le service des informations générales, aussi appelé "service des mauvaises nouvelles", où l'un des chefs et la rubricarde police reviennent sur leur travail au moment des attentats du 13 novembre.
"Je savais pas qu'il fallait autant de monde pour faire de l'information", souffle l'un d'eux. "On a ouvert plein de portes".
En passant, tous regardent à travers les vitres de la salle où se réunissent chaque matin les chefs de services pour la conférence de rédaction. Ce jour-là, la rédaction en chef de l'AFP déroule les dominantes du jour: conquête par la Turquie de l'enclave kurde d'Afrine en Syrie, réélection de Vladimir Poutine, législative partielle à Mayotte, et, le retour de la neige.
L'AFP est à Afrine, malgré les risques considérables, avec des images impressionnantes reprises dans les journaux du monde entier.
Mais pour nos 4e, la Syrie n'est pas une priorité. Encore moins la réélection du président russe, qu'ils jugent (à tort ?) comme un non-événement.
Qu'auraient-ils mis à la Une ce jour-là ?
Chaïma, visage fin encadré de deux tresses ébène, lève le doigt: "les femmes d'Arabie saoudite peuvent rouler toutes seules. Ça change la vision de ce pays où les femmes n'ont pas trop de liberté".
On reste un peu dubitatifs, l'annonce remonte au mois de septembre et les femmes ne seront concrètement autorisées à conduire qu'en juin… Mais la classe n'est pas de cet avis. Ils voudraient que le sujet revienne dans les colonnes, savoir ce que cette décision a changé dans un royaume où les femmes restent soumises à la bonne volonté de leur tutelle masculine pour étudier ou voyager par exemple.
Puis Erika lève le doigt: "On parle trop des gens connus, pas assez des SDF". "Oui, c'est un sujet pas assez traité, on parle d'eux que quand il fait froid", poursuit Waren.
La veille, l'AFP avait refait le point sur la situation des SDF avec la vague de froid annoncée.
Les voix s'élèvent, c'est sans conteste pour eux LE sujet d’actualité. Il faudrait "aller les voir, leur demander ce qu'ils voudraient", "ils sont comme sortis du monde", il faudrait aussi "contacter les gens au-dessus de nous et savoir combien d'argent ils sont prêts à mettre", propose Sirina, si élégante dans sa chemine rayée.
Parfois tentés d'agir en citoyens avant tout, ils veulent un journalisme de solutions. Celui-là même qui fait débat en ce moment au sein de notre profession et qui était le thème des Assises du journalisme qui viennent de se terminer.
Leur fraîcheur fait du bien. Pris dans les soubresauts de l'actualité --l'écume diraient certains-- ne sommes-nous pas en train de perdre de vue les fondamentaux ?
Jouons-nous ce rôle d'observateur et de conteur des changements du monde qu'on leur présente depuis le début de la journée ?
Entourés de ces ados de 13-14 ans, l'heure est aussi au questionnement pour nous.
L'après-midi, nous avons convié Emmanuel Duparcq, un journaliste de l'agence. Garçon discret, barbe de trois jours, Emmanuel est du genre à passer sans se faire remarquer dans les couloirs. Pourtant ce n'est pas n'importe qui. Reporter de guerre, il a été en Côte d'Ivoire, des années au Pakistan et en Afghanistan, plusieurs fois en Irak et en Syrie, et a été récompensé du prix Albert Londres (un peu le César du journalisme).
En cours, avant de le rencontrer, les collégiens avaient dû préparer cette rencontre. Et ils l'ont fait, mieux qu'on ne pouvait l'imaginer… Leurs profs peuvent être fiers.
Avant son arrivée, carnet et stylo en main, chacun ressort un petit papier avec deux ou trois questions auxquelles ils avaient pensé.
On les note toutes en vrac au tableau et on dégage quatre thèmes: son parcours, avant le départ, le terrain, le retour.
Secrètement, on espère qu'ils sont prêts. On craint que la rencontre soit empruntée et s'arrête au bout de vingt minutes après plusieurs blancs. On leur conseille de ne pas hésiter à y aller, à le relancer, à demander des précisions s'ils n'ont pas compris, à se mettre dans la peau d'un journaliste en somme.
Quand Emmanuel arrive, ils sont impressionnés. Les premiers échanges sont poussifs. Puis les mains se lèvent, en pagaille. Certains restent de longues minutes de minutes le bras en l'air. Il y a les questions classiques. Et aussi les bonnes questions, les très bonnes. Chaïma: "Y'a-t’il des choses impossibles à faire?". Sirina: "Est-ce que tout ça a changé votre point de vue sur le monde ?". Maxence: "Seriez-vous capable d'aller dans un pays coupé de la liberté d'expression comme la Corée du Nord ?".
Intarissable, Emmanuel sort même sa tenue de protection, gilet pare-balles et casque, qu'il devait revêtir en Irak. Et une burqa, ramenée d'Afghanistan. Les élèves essaient à tour de rôle, se les passent, la glace est définitivement rompue. Ils rient comme des ados mais on sent aussi une pointe de gravité, notamment lorsqu'ils réalisent à quel point son équipement est lourd et oppressant.
Tout le monde, y compris nous qui devenons simples spectatrices, boit ses paroles. On visualise les moutons qui explosent car ils avaient été envoyés "en premier" par les bergers afghans dans les montagnes minées pendant la guerre.
On a le cœur qui bat quand il raconte comment il s'est introduit dans la vieille ville de Mossoul pendant la bataille pour y déloger l'Etat islamique. Il devait avancer en passant de maison en maison par des trous creusés par les habitants dans les murs pour éviter de traverser les rues livrées aux snipers. Des chemins parfois truffés de mines, dont l’une a coûté la vie à deux journalistes (français) d’Envoyé Spécial et à leur traducteur irakien lors de cette bataille.
Les questions s'enchaînent mais il est déjà 16h00, on doit les arrêter. Avant de partir, Emmanuel les interpelle : « Et vous, comment vous informez-vous ?". Reviennent alors les mêmes rengaines que dans nos ateliers: ils ne s'informent pas vraiment mais voient passer des "infos" sur leurs applications de smartphone. Ils délaissent Facebook pour Snapchat, connaissent bien BFMTV mais ne le regardent pas vraiment.
Et évidemment ils n'avaient jamais entendu parler de l'AFP avant que leur prof ne leur en parle pour préparer la visite. Peut-être que cette rencontre avec Emmanuel et tous les journalistes qui leur ont consacré du temps ce jour-là, leur aura donné le goût de l'information, et une autre image de notre profession.
Avant le retour à Meaux, on débriefe rapidement la journée. Beaucoup nous disent avoir été totalement surpris par la complexité du métier, celui de fabriquer de l'information.
Angelina ironise: "Moi avec la +conf+ de rédaction, je me serais faite virer ". C'est vrai qu'elle n'a pas proposé de sujets, mais elle a beaucoup participé et l'émulation intellectuelle est fondamentale dans une rédaction.
Sirina, enthousiaste: "Là ça donne envie d'ouvrir un journal et de le lire".
On leur dit qu'on est impressionné par leur attitude, leur concentration et l'investissement fourni tout au long de la journée.
Waren, gentil, nous lance "Vous aussi vous étiez bien, car avec votre travail, vous nous preniez pas de haut". Et puis on a demandé à Maïmouna son moment préféré de la journée. "La cantine" de l'AFP, a-t-elle répondu, sans hésitation.
A travers cet engagement pour l'éducation aux médias, on espère toujours semer des petites graines, susciter l'esprit critique, leur permettre de se repérer dans notre société de l'hyper-information, (re)nouer un lien de confiance avec le public. Mais il faut rester humble, n'est-ce-pas ?
P.S. : Vendredi 23 mars, Tiphaine Le Liboux, une de nos consœurs de l'AFP et bénévole très active d'Entre les lignes, s’est rendue avec deux journalistes du Monde dans leur collège de Meaux pour revenir sur cette journée. Toujours aussi attentifs et curieux, les 4e ont continué d’enchaîner les questions, même après la sonnerie de fin des cours.
Ils ont pris connaissance du Making-of. “Ca reflète très bien la journée”, dit l’un. A notre demande, certains suggèrent même des titres au débotté. Version poétique: “Des petits visiteurs dans de grands locaux” ou aussi factuel qu’une dépêche: “Une classe de 4e passe une journée à l’AFP”. La majorité vote finalement pour le titre initialement proposé par le rédacteur.
Une dernière chose : “il y a quelque chose de faux dans le texte”, glisse une élève. “Ce n’est pas vrai que l’on avait jamais entendu parler de l’AFP avant d’y aller. En classe, notre prof nous avait expliqué”. La phrase en question sera corrigée. Une journée à l’AFP et déjà une précision d’agencier.