Un Indien travaillant dans le secteur de la santé au volant d'un rickshaw déguisé en coronavirus, à Chennai, le 23 avril 2020 (AFP / Arun Sankar)

Le Covid et rien d'autre

“Pour nous, journalistes qui avons couvert la pandémie, elle a aussi donné lieu à une expérience professionnelle unique: raconter la science en train de s'écrire sous nos yeux, à toute vitesse. Comment prédire que nous couvririons à la fois l'apparition d'une maladie inconnue de l'humanité puis la mise au point de ses vaccins?”. Paul Ricard, à la rubrique santé/médecine de l'AFP à Paris, raconte ses deux années à suivre en temps réel les recherches sur le Covid-19, tout en étant pressé de questions par son entourage, le prenant pour un “oracle”.

Paris - “Il n'y aura pas beaucoup d'actu chaude, ça laissera plus de temps pour des sujets hors actualité”. C'est ce que je me suis dit en arrivant à la rubrique santé/médecine en mai 2017. Sacré flair (et je ne peux même pas blâmer les pertes d'odorat dues au Covid)!

Moins de trois ans plus tard éclatait la pandémie qui a bouleversé nos vies personnelles, partout dans le monde.

 

Des soldats sud-coréens en tenue de protection pulvérisent du désinfectant dans un quartier commercial de Séoul, le 4 mars 2020 (AFP / Jung Yeon-je)

 

Pour nous, journalistes qui l'avons couverte, elle a aussi donné lieu à une expérience professionnelle unique: raconter la science en train de s'écrire sous nos yeux, à toute vitesse. Comment prédire que nous couvririons à la fois l'apparition d'une maladie inconnue de l'humanité puis la mise au point de ses vaccins?

Nous avons littéralement démarré d'une page blanche; relire aujourd'hui ce qu'on écrivait il y a deux ans donne l'impression qu'un siècle s'est écoulé.

 

Une unité de soins intensifs contre le Covid-19 dans un hôpital de Manaus, au Brésil, le 20 mai 2020 (AFP / Michael Dantas)

 

Sur le fil de nouvelles de l'AFP, la première mention de cette maladie qu'on n'appelait pas encore Covid date du 5 janvier 2020, avec une dépêche du bureau de Pékin: “Mystérieuse pneumonie en Chine: 59 cas, le Sras exclu”.

Mon premier papier depuis Paris remonte au 17 janvier suivant. La maladie avait alors fait deux morts en Chine et trois cas avaient été détectés à l'étranger (deux en Thaïlande et un au Japon).

Il s'agissait d'un article pour faire le point sur ce qu'on en savait alors: les spécialistes se demandaient à quel point cette maladie se transmettait entre humains, espéraient qu'elle serait moins grave que le Sras (800 morts et 8.000 cas dans le monde lors d'une épidémie en 2002-2003) et estimaient que la Chine avait plutôt fait preuve de transparence...

On sait ce que tout ça a finalement donné, et cet écart illustre bien le bond considérable des connaissances scientifiques depuis l'apparition du virus.

 

Un homme passe devant une sculpture dont les visages ont été masqués, devant un restaurant à Pékin, le 29 août 2021 (AFP / Wang Zhao)

 

Ce bond, c'est aussi la volte-face en France sur l'utilité des masques, d'abord déconseillés au grand public (l'une des raisons moins avouables étant toutefois la pénurie chez les soignants), puis recommandés, voire imposés, partout dans le monde à partir d'avril 2020.

C'est, encore, la prise de conscience courant 2020 du mode de transmission principal du virus: les aérosols, ces nuages de particules que nous émettons lorsque nous respirons, parlons ou crions et qui restent en suspension dans l'air.

C'est, enfin, la succession d'annonces tonitruantes des labos dans la course aux vaccins fin 2020, à grands coups de pourcentages d'efficacité toujours plus élevés.

Virologie, épidémiologie, immunologie... La pandémie nous a imposé une formation à marche forcée aux rudiments de ces disciplines, en se gardant de tout péché d'orgueil. Je suis journaliste et n'ai pas les compétences des spécialistes, mon travail est de les faire parler, pas de me substituer à eux.

 

Vue aérienne prise le 23 août 2021 de personnels désinfectant les alentours d'une école à Bozhou, en Chine (AFP / Str)

 

Cela peut sembler paradoxal mais cette incertitude toute neuve a impliqué de coller plus que jamais aux bonnes vieilles règles du journalisme d'agence. Faits, précision, équilibre.

Avec cet impératif: essayer de retranscrire toujours au plus près ce que disait la science à l'instant T, controverses incluses, en le vulgarisant pour le rendre compréhensible par le grand public.

Dès le début de la pandémie, il a fallu veiller à respecter un équilibre délicat: ne pas alarmer sans raison mais ne pas minorer les risques de cette maladie inédite, qui a fait plus de 5,6 millions de morts dans le monde. Cela paraît évident aujourd'hui avec deux ans de connaissances accumulées, ça l'était beaucoup moins début 2020.

 

Des membres de la famille d'une victime du Covid-19 dans un centre de crémation où affluent les corps de victimes, à New Delhi, le 16 avril 2021 (AFP / Jewel Samad)

 

Je me rappelle par exemple avoir soigneusement pesé les mots de mes premiers papiers sur un sujet anxiogène par excellence, la place des enfants dans l'épidémie, du point de vue des risques comme de la transmission (question qui n'est d'ailleurs toujours pas totalement tranchée).

Cela m'a souvent valu de me faire (gentiment) charrier par un collègue et ami de l'AFP, mais tout bien pesé, je ne peux pas lui donner complètement tort: jamais dans toute ma carrière je n'ai écrit autant de papiers juste pour dire “On n'en sait rien”.

 

Des élèves déjeunent à la cantine dans des box individuels, mesure préventive contre la propagation du coronavirus, dans une école de Taipei, le 29 avril 2020 (AFP / Sam Yeh)
Une élève dont les parents sont membres du personnel hospitalier ou de la police accueillie dans une école officiellement fermée, à Toulouse, le 16 avril 2020 (AFP / Lionel Bonaventure)

 

D'incertitudes levées en réponses partielles, j'ai fini par bien connaître le Covid, presque en temps réel.

En plus de mon travail, cela m'a aussi servi dans la vie. Dès la prise de pouvoir du très contagieux variant Delta en France à l'été 2021, je n'ai plus mis en intérieur que des masques FFP2, plus protecteurs que les chirurgicaux.

Idem pour l'aération des pièces closes, que j'ai conseillée très tôt à mes proches pour dissiper les nuages invisibles chargés de virus, comme de la fumée de cigarette, alors que les autorités tardaient à faire passer la consigne.

 

Un employé d'une entreprise de nettoyage désinfecte une boîte aux lettres, dans une rue de Suresnes, près de Paris, le 18 mars 2020 (AFP / Thomas Samson)
Un homme se protégeant le visage avec un sac plastique sur la tête dans une rue de Paris le 21 mars 2020 (AFP / Franck Fife)

 

Pour autant, je n'ai jamais été très à l'aise les nombreuses fois où mon entourage m'a demandé de quoi seraient faites les semaines à venir, comme on attend un oracle.

De la même manière, ce bagage théorique n'a jamais fait complètement disparaître la peur de me tromper dans l'une des tâches les plus compliquées - et les moins visibles - de la rubrique: répondre aux demandes d'éclairage des bureaux du réseau mondial de l'AFP lorsqu'ils avaient besoin d'être guidés pour leurs propres articles. Le syndrome de l'imposteur...

C'est d'autant plus vrai que mon rapport professionnel avec le Covid est ambivalent, à la fois intime et distancié. L'essentiel de mon travail a été le décryptage et la vulgarisation scientifiques de la pandémie, mais je n'en ai pas couvert les aspects concrets sur le terrain, hôpitaux surchargés ou malades en réa.

 

Des soignants au chevet d'un patient à Wuhan, dans le centre de la Chine, le 11 mars 2020 (AFP / Str)

 

C'est d'ailleurs sans doute ce qui m'a permis de ne jamais être psychologiquement affecté par cette couverture, toute anxiogène qu'elle ait pu être (en plus de la chance de ne pas avoir eu de cas dramatique dans mon entourage).

Simplement, l'effet de surprise des débuts, quand tout était nouveau, a fini par céder la place à une certaine routine. Alpha, Beta, Delta, Omicron, les variants passent mais charrient invariablement les mêmes questions.

La pandémie a aussi avalé tout le reste et pendant deux ans, je n'ai quasiment écrit que sur un seul sujet, ce qui est contre-nature pour un journaliste d'agence, même spécialisé. L'un des effets des vagues, épidémiques ou pas, c'est l'érosion.

Et après deux ans à traiter des études sur le Covid, je me sens un peu comme un kabbaliste qui lèverait les yeux de ses textes sacrés pour sortir respirer l'air du dehors...

 

Un membre du personnel médical auprès d'un patient contaminé par le Covid-19, le 9 novembre 2021 dans un hôpital de Sofia, en Bulgarie (AFP / Nikolay Doychinov)

 

Cet air-là, j'en ai quand même profité plus que beaucoup d'autres à un moment unique, le confinement dur de mars/avril 2020.

Parce que la charge de travail et les besoins de coordination étaient lourds, je fais partie de la petite poignée de journalistes qui a décidé de continuer à aller au siège de l'AFP dans le centre de Paris plutôt que télétravailler. J'en remercie ici ma compagne, qui s'est arrêtée pendant plusieurs semaines pour s'occuper de nos enfants.

La plupart des gens conservent de cette période le souvenir d'un enfermement plus ou moins pénible. Pour moi, elle restera au contraire synonyme d'une liberté rare. Marcher sous le soleil printanier dans les rues de Paris anormalement désertes est un luxe dont j'avoue garder la nostalgie.

Ce silence à peine rompu par le pépiement des oiseaux, cette absence d'odeur de moteurs, cette impression d'une atmosphère claire et tranchante, de temps suspendu: mon trajet vers le travail était le travelling d'un film de science-fiction sur la fin de l'humanité, sans les zombies.

 

Des canards près de la Comédie française, à Paris, pendant le premier confinement du pays, le 2 avril 2020 (AFP / Hassan Ayadi)

 

L'une de mes seules rencontres dans la rue durant cette drôle de parenthèse est celle de deux jeunes policiers qui voulaient contrôler mon attestation de sortie. Je leur avais expliqué quel était mon métier et le contrôle s'était transformé en un cours accéléré sur les risques et la gravité de la maladie, pour répondre à leurs inquiétudes.

Mais la liberté absolue, c'est de s'être retrouvés à quatre ou cinq journalistes seulement au siège de l'AFP place de la Bourse, comme un petit commando. Là, nous étions Macaulay Culkin dans “Maman, j'ai raté l'avion”, seuls dans la grande maison familiale, passagers clandestins dans cet immense paquebot vide.

 

Un employé de supermarché poussant un caddy rempli de courses dans une rue de Paris, le 20 mars 2020 (AFP / Ludovic Marin)

 

Pas de méprise: ces semaines ont été studieuses et nous n'avons pas fait les bêtises du petit garçon du film. Bon, pour être tout à fait transparent, il m'est quand même arrivé une fois ou deux de me détendre en tentant des records de vitesse à genoux sur un fauteuil de bureau à roulettes dans les longs plateaux déserts de l'Agence, comme Gaston Lagaffe ou les skaters américains de l'émission “Jackass”...

Cette période de travail intense et de liberté unique a créé un esprit de corps entre les gens qui l'ont vécue ensemble sur place. Ça n'est pas très glorieux, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'éprouver un sentiment de dépossession fugace quand tout le personnel de l'AFP a regagné ses locaux, nos locaux, après ce long confinement.

 

Des salariés dans un immeuble de bureaux du quartier de la Défense, près de Paris, le 2 novembre 2020 (AFP / Alain Jocard)

 

A l'heure de quitter la rubrique santé en vertu du très sain principe de rotation imposé par l'AFP, je voudrais livrer les principaux enseignements que j'en tire.

D'abord, Covid ou pas, cette rubrique est l'une de celles où la responsabilité journalistique est la plus lourde, car le sujet de la santé fait écho à des peurs viscérales chez le lecteur, pour lui, sa famille, ses enfants.

 

Des mannequins représentant le variant Omicron, à Managua, au Nicaragua, le 27 décembre 2021 (AFP / Oswaldo Rivas)

 

Mal couvrir ces questions-là – maladies et recherche de traitements –, c'est risquer de provoquer autant de paniques infondées que de faux espoirs. C'est aussi une rubrique qui apporte beaucoup à qui l'occupe, et peut même parfois l'aider dans sa vie quotidienne.

Quand j'ai commencé, on m'a dit: “Tu vas voir, ça rend hypocondriaque”. Moi, cela m'a fait l'effet inverse: je sors de ces cinq années plein d'espoir dans les avancées de la médecine et plein d'admiration pour ces chercheurs et ces soignants qui font reculer tant de maladies.

 

Des membres du personnel hospitalier d'une unité de soin intensive contre le Covid-19, à Prato, près de Florence, le 17 décembre 2020 (AFP / Alberto Pizzoli)

 

Ah, au fait, encore une chose: après être passé entre les gouttes pendant deux ans, j'ai fini par être testé positif au Covid pour la première fois ce 31 janvier. Mon dernier jour à la rubrique santé.

 

Une statue masquée sur la place du Trocadéro, à Paris, le 11 mai 2020 (AFP / Ludovic Marin)

Récit par Paul Ricard à Paris, édition par Béatrice Le Bohec à Paris

Paul Ricard