A man walks through a sanitizing tunnel installed outside a subway station in Escobedo, Nuevo Leon, Mexico, on March 29, 2020 as a preventive measure against the spread of the new coronavirus, COVID-19. - The smart cabin consists of an inflatable unit in a circular shape that is permanently spraying a sanitizing product used in hospitals. (Photo by Julio Cesar AGUILAR / AFP) (AFP / Julio Cesar Aguilar)

L'amour et la peur de la mort aux temps du coronavirus

Paris -- J’ai toujours cru que je succomberais un jour à une infection pulmonaire. Mes poumons sont vulnérables aux pathogènes, qu’ils soient d’origine bactérienne ou virale, depuis une tuberculose quasi-mortelle traversée à l’âge de quatre ans. J’ai déjà souffert de deux pneumonies et je peux rarement surmonter une vulgaire bronchite sans antibiotiques. Pour moi, ce n’était qu’une question de temps: un jour, mes bronchioles vieillissantes seraient emportées par un méchant microbe.

Alors que j’observais le coronavirus s’étendre à travers le globe depuis son épicentre en Chine et que je me penchais sur les catégories de population à risque, j’ai senti l’épée de Damoclès au-dessus de ma personne. Je ressemblais comme deux gouttes d’eau  au portrait robot qui se dégageait des premières données: mâle, 64 ans, en surpoids, sujet à des infections pulmonaires.

Quand le virus  m’a réduit à une masse fiévreuse et tremblante en moins d’une heure --  tout juste le temps de mettre la dernière main à un “question-réponse” de l’AFP sur les taux de mortalité du Covid-19 -- je me suis dit : “Ça y est, mon heure est venue”.

Aujourd’hui cette pensée est remplacée par une autre, qui revient sans cesse : «J’ai la chance d’être en vie ».

La peur de mourir est si subjective. L’idée de monter dans un avion,  moyen de transport de masse le plus sûr, peut terroriser une personne dont le pouls battra à peine plus vite que la normale au milieu d’un échange de coups de feu. Cela ne rend pas moins réelle l’expérience de la peur. Quand elle surgit comme un tsunami et s’empare de votre esprit, on peut avoir l’impression réelle de se noyer.

Paris, Boulevard Magenta, le 29 mars 2020 (AFP / Stephane De Sakutin)

Avec le recul, je sais désormais que je ne suis jamais vraiment arrivé aux portes de la mort. J’ai éprouvé des douleurs intolérables et des poussées incessantes de fièvre élevée (40° Celsius) douze jours durant en isolement à la maison, mais mon corps a tenu bon. J’ai passé une semaine à l’hôpital mais sans aller jusqu’aux  soins intensifs. Un mélange de virus et de bactéries a infecté mes poumons, mais sans déboucher sur un syndrome de détresse respiratoire aiguë.

Rétrospectivement, je n’avais pas besoin d’être inquiet. Mais sur le moment ce fut une toute autre affaire. Le virus a joué avec mon corps et torturé mon esprit.       

Dans une fabrique de cercueils du nord de l'Espagne, à Pinor, le 14 avril 2020. (AFP / Miguel Riopa)

Je savais, et les médecins m’avaient averti, que tout pouvait empirer brutalement une semaine après l’apparition des premiers symptômes. J’ai compté les jours, en réprimant une angoisse grandissante. Au sixième jour, je me suis senti mieux. Ma température est repassée pour la première fois sous la barre des  38°C. Les douleurs se sont estompées. Je me suis autorisé alors à entrevoir une lueur au bout du tunnel.

Le lendemain, le virus est revenu avec un marteau et m'a  terrassé pendant les cinq journées suivantes.       

Le plus dur ? Les coups de poignard répétés qu’il infligeait dans les jambes. Le coronavirus s’accompagne généralement de symptômes comme la fièvre, la toux, l'irritation de la gorge, le souffle court, des nausées, diarrhées, une perte de l’odorat et des courbatures. Mais je suis convaincu que certains virus cherchent les faiblesses chez l'hôte qu'ils envahissent.

Pour ma part, je souffrais de séquelles neurologiques héritées il y a une dizaine d’années de l’ablation d’une tumeur bénigne au niveau de la colonne vertébrale. Le chirurgien m’en avait complètement débarrassé..  en bousillant au passage les circuits nerveux connectés à mes membres inférieurs. J’ai dû réapprendre à marcher. Encore pire, j’ai depuis une douleur nerveuse chronique dans les jambes. Le stress et la fatigue, surtout quand ils se conjuguent, l’aggravent, parfois de façon intolérable.

Je mentionne tout cela pour une bonne raison. Le coronavirus ne m’a pas infligé de courbatures de type grippal, comme il le fait souvent, mais s’est concentré sur mon système nerveux endommagé. La douleur n’a jamais été aussi intense et persistante. Au point de me rabattre sur une vieille réserve de codéine, un opioïde qui m’a à peine soulagé. J’ai gagné quelques heures d’un sommeil bousculé par des cauchemars atroces grâce à du Xanax, un médicament contre l’anxiété et les attaques de panique.

Puis, quand j’en ai repris, cela m’a rendu malade. Les décharges électriques dans mes jambes et la privation de sommeil ressemblaient en tous points à de la torture.

Image créée par les Centres de prévention et de contrôle des maladies (CDC) aux Etats-Unis sur la morphologie du nouveau coronavirus. (AFP /Centers for Disease Control and Prevention/ Alissa Eckert/HO)

Le pire moment est arrivé au onzième jour. Dans le silence de la nuit, j’ai entendu une sorte de râle de mauvais présage à chaque expiration, comme l’avertissement sourd d’un serpent à sonnette prêt à frapper. Un son familier que je connaissais bien: il était apparu lors de mes épisodes de pneumonie et je l’avais entendu au chevet de proches dans leurs derniers jours sur terre. C’était, autrement dit, le râle caractéristique de l’agonie. Ma fièvre était repartie à la hausse et aucune dose de paracétamol ne la faisait passer en-dessous de 39°C. 

Dans mon délire, j’ai commencé à préparer ma sortie, en me demandant, comme dans une interview, si j’étais finalement prêt à mourir. A ma grande surprise cela s’est fait sans panique. "J’ai tant de choses à faire encore, mais j’ai eu une vie bien remplie", ai-je conclu. Mais la pensée de ma femme et de mes deux filles m’a terrassé émotionnellement. Retenant mes larmes, j’ai commencé à composer mentalement une lettre d’adieu à chacune d’entre elles, décidé à les coucher sur le papier une fois le jour venu.

Mais que pourrais-je écrire à ma plus grande, qui a 22 ans. Un manque d’oxygène à la naissance l’a laissée incapable d’additionner 1+1 ou de marcher dans la rue sans quelqu’un à ses côtés, bien qu’elle soit dotée d’une remarquable intelligence émotionnelle et d’une capacité d’empathie démesurée. L’an dernier je me suis précipité dans sa chambre pour l’y trouver, sanglotante, alors qu’elle ne pleure jamais. Elle m’a regardé, les yeux humides et m’a dit : « Michael Jackson est mort ».  A sa manière, dix ans après le décès du roi de la pop, elle venait juste de saisir le caractère définitif de la mort. Quels mots pouvais-je lui laisser au sujet de la mienne ? Il n’y en avait pas. Je me suis senti perdu. Et quoi de plus cruel que de quitter sa sœur cadette qui s’apprêtait à partir pour sa première année d’Université à Londres et avec laquelle j’allais enfin pouvoir partager des choses merveilleuses après une adolescence difficile? Comment abandonner celle qui était ma compagne depuis 35 ans alors qu’une forme plus profonde de bonheur à deux paraissait à portée de main ?

(AFP / Boris Horvat)

Ce fut la pire étape. Ma poitrine se soulevait de façon erratique, déclenchant des quintes de toux. Épuisé et affaibli après 12 jours d’épreuve, j’étais au désespoir.

Le lendemain matin, mon souffle s'est raccourci. Je me suis traîné chez mon médecin, un magicien avec son stéthoscope. Elle a confirmé que mes poumons étaient encombrés et m’a prescrit des antibiotiques, diagnostiquant une infection secondaire. Je suis à peine arrivé à rentrer, avant de me décider à appeler le 15. 

La fille aînée de Marlowe Hood, assise devant la porte qui mène à la pièce où il a du s'isoler pendant qui'l était atteint de la maladie de Covid-19 (Photo courtesy of Marlowe Hood)
 

J’étais bien conscient que les services d’urgence et de réanimation se remplissaient rapidement. Il m’a fallu environ 20 minutes pour avoir quelqu’un au bout du fil. Après une salve de questions et d’attentes pour consulter un médecin on m’a dit qu’une équipe de la Croix-Rouge était en route.

Une demi-heure plus tard, une femme et deux hommes portant des tenues de protection les couvrant des pieds à la tête, tous dans la vingtaine, étaient à mon chevet. Ma femme m’a dit plus tard qu’il s’agissait de bénévoles. L’un d’eux lui a raconté que certaines personnes mourraient d’arrêt cardiaque avant même d’avoir pu joindre le 15.

Ils ont pris ma température, vérifié mon taux d’oxygénation et ma respiration, écouté mes poumons. Après plusieurs appels à des médecins, l’un d’eux m’a posé une question surprenante : « Voulez-vous aller à l’hôpital ? ».  J’ai répondu : « Ce n’est pas à moi d’en décider ». Comme il a insisté je lui ai dit : « Je serais certainement rassuré ».

 

J’ai finalement été transféré en ambulance à la Pitié-Salpêtrière, un énorme hôpital universitaire parisien situé près de chez moi, dans le 13è arrondissement. On m’a sorti en chaise roulante, et j’ai salué ma famille de loin en me demandant si je la reverrais un jour.

 
 

 

Quelques minutes plus tard, j’étais dans l’aile des urgences de l’établissement, transformée en centre de triage pour le Covid-19, avec des tentes dressées près de l’entrée. Pendant le quart-d’heure d’attente j’ai compté:  six ou sept autres patients sont arrivés en ambulance. Puis mon brancard a été poussé jusqu’au bâtiment principal où j’ai attendu encore 45 minutes, dans une salle avec d’autres malades, en majorité de couleur, sur des chaises roulantes ou des lits ambulatoires. J’ai finalement été installé dans un "box", le numéro 8, équipé d’un lavabo et d’une chaise. Après une nouvelle demi-heure, une infirmière et un jeune ambulancier sont venus pour la prise de sang et l’installation d’un cathéter connecté à un goutte à goutte.

L’ambulancier a regardé le dos de ma main avec gêne. « Tu veux le faire ? » a-t-il demandé à l’infirmière. « Non, tu as besoin de t’entraîner », a-t-elle rétorqué. « Ça ne vous embête pas ? Je n’ai pas l’habitude », m’a-t-il dit. « Ravi de vous servir de cobaye », ai-je répondu. Puis on m’a administré le test “PCR” pour savoir si j’étais contaminé. Une autre infirmière m’a enfoncé un écouvillon profondément dans le nez et l’a fait tourner. On m’a emmené faire un scanner.

 
Personnel médical dans une unité de Post Réanimation Respiratoire pour des patients atteints de la maladie de Covid-19, le 17 avril à l'hôpital Emile Muller de Mulhouse dans l'Est de la France (AFP / Patrick Hertzog)

Le résultat est tombé trois heures plus tard. Un médecin m’a confirmé que j’avais le virus et que je serais transféré dans une autre aile de l’hôpital. On m’a installé dans une chambre individuelle, avec toilettes et douche. Le grand luxe. Tout le personnel, des équipes d’entretien nettoyant les sols deux fois par jour en passant par les médecins qui me visitaient au moins une fois par jour, était aimable, attentif, professionnel. Nous portions tous des masques bien sûr. J’ai entamé deux cures d’antibiotiques et on passait vérifier mes paramètres vitaux toutes les trois heures. Une fois installé, un immense soulagement m’a gagné. J’étais au bon endroit.

 

Patient transféré vers un établissement en Bretagne (ouest) à bord d'un train à grande vitesse, avec une trentaine d'autres le 1er avril 2020 à la garde l'Austerlitz (AFP / Thomas Samson)
Personnel médical déchargeant des équipements spécialisés après l'évacuation d'un patient en dehors de Paris, le 3 avril 2020 à l'aéroport d'Orly. (AFP / Geoffroy Van Der Hasselt)

 

Le système de santé français, -qualifié en 2000 par l’Organisation mondiale de la santé comme “le meilleur au monde”-, a souffert depuis de coupes sombres budgétaires. Mais il reste de classe mondiale, et plus égalitaire que la plupart des autres. 

Permettez-moi de me répéter : j’ai la chance d’être en vie. J’ai été très touché par le nombre d’amis, collègues et contacts professionnels qui m’ont soutenu. Et puis, un événement inattendu s’est produit : des dizaines, puis des centaines et finalement des milliers de personnes en France ont “aimé” et retweeté mon message.

 

Certains ont répondu, pour me remercier pour ce commentaire, estimant que trop peu de Français avaient conscience de leur chance. C’est ce même sentiment qui s’empare chaque soir des milliers de citadins qui se mettent aux fenêtres pour applaudir l’héroïsme de leurs soignants. 

Applaudissements à Paris, le 14 avril 2020, au lendemain du retour à la maison de Marlowe Hood (AFP / Martin Bureau)

 

J’ai publié ce tweet par pure gratitude.  Je voulais aussi souligner le contraste avec les Etats-Unis, mon pays d’origine, où plus de 30 millions d’habitants vivent sans assurance médicale et des millions d’autres disposent de polices d’assurance si basiques qu’ils doivent tirer sur leurs deniers personnels quand ils tombent malades.

Demain, je pourrai enfin caresser les joues de ma femme et serrer mes enfants dans mes bras, pour la première fois depuis 30 jours. Suis-je immunisé maintenant ? Probablement. Suis-je encore contagieux ? Il est très probable que cela ne soit plus le cas. 

Mais en vérité, on n’en sait pas grand-chose. Je vais retrouver mon poste à l’AFP et  me remettre à la couverture de la pandémie et du cortège de souffrances qu’elle inflige. Je vais aussi me pencher à nouveau sur mon sujet de prédilection, cette autre épée de Damoclès pesant sur notre avenir: le changement climatique. L’Histoire évoquera un jour “le monde d’avant” et “d’après” le coronavirus. Nous sommes dans l’entre-deux. La survie de notre espèce, son épanouissement, dépendront de nos choix présents.  Et, oui, j’ai la chance d’être en vie. 

Marlowe Hood a retrouvé sa famille le lundi 13 avril. Il est en bonne santé et comme presque tout le personnel au siège de l’AFP travaille de chez lui. Quand il n’est pas derrière son ordinateur ou aux côtés de sa famille, il est en cuisine pour des recettes mémorables. Et tout, rapporte-t-il, a meilleur goût après le Covid-19.

Edition: Yana Dlugy à Paris.

Marlowe Hood