L'histoire qui bouleverse toutes nos vies

L’image d’un vieil homme figé dans la mort, allongé sur un trottoir de Wuhan, son masque encore sur le visage a agi sur nous comme un détonateur. Cette fois, c’était autre chose. C’était le 30 janvier, et les journalistes de l’agence rapportaient des scènes de plus en plus dystopiques de la mégalopole chinoise.

La photographie prise par Hector Retamal de ce corps anonyme, entouré d'officiels en blouse blanche hésitants, évoquait une perte de contrôle bien plus importante que ce que nous avions imaginé. Nos clients aussi ont perçu ce basculement. Comme un écho, le cliché s’est étalé à la Une de médias du monde entier. “L’image qui saisit la crise à Wuhan”, a titré The Guardian. Cela résonnait comme un avertissement.

Un homme gît sur la chaussée à Wuhan, dans la province chinoise de Hubei. Le 30 janvier 2020. (AFP / Hector Retamal)

Cependant nous étions aussi nombreux à croire que nous l’avions déjà vécue, cette crise. Chez les journalistes, les souvenirs d’épidémie, d’alertes mondiales aux pandémies, sont tenaces. Depuis une quinzaine d’années, certains d’entre nous avions couvert celles du SRAS, des grippes aviaire et porcine ou encore du MERS; d’autres ont pénétré avec courage, revêtus de “combinaisons hazmat”, dans des hôpitaux rudimentaires pour témoigner du drame entraîné par le virus Ebola en Afrique de l’Ouest, en 2014. 

Nous connaissions les protocoles, nous avions des masques, des lunettes et autres équipements de protection. C’était une couverture “familière”… jusqu’à ce qu’elle devienne vraiment très, très différente. 

Un policier sud-africain demande aux acheteurs qui attendent pour accéder à un supermarché d'étendre les bras pour vérifier qu'ils sont à un mètre, à Johannesbourg, le 28 mars 2020 (AFP / Marco Longari)

Deux mois se sont écoulés depuis que notre équipe a pu quitter Wuhan, coupée du monde, à bord d’un A340 affrété par l’armée française. Depuis, la maladie Covid-19 est peut-être devenue la plus grande crise des temps modernes. Elle a bouleversé nos sociétés et posé des défis sans précédent aux journalistes qui cherchent à témoigner de cette nouvelle réalité extraordinaire et à l’expliquer. 

Savoir nous remettre en cause pour mieux décrypter des histoires complexes est dans notre nature. Mais comment remplir la mission d'informer quand l'épidémie de coronavirus bouleverse les vies de chacun des 2.400 employés de l’agence? Quand notre priorité absolue n’est autre que celle de les protéger, eux et leurs familles ? Comment continuer à assurer un journalisme d’excellence à l’ère de la distanciation sociale ?

Paris, Pont des Arts, 17 mars 2020 (AFP / Martin Bureau)

 

Tout a changé, mais la passion et l’engagement de nos journalistes sont restés entiers. La pandémie nous force à nous pencher sur l'abîme. Elle nous oblige à admettre nos limites et à nous montrer créatifs et ingénieux. Elle nous impose de nous concentrer sur l’essentiel avec une grande humilité. 

Presque tous nos journalistes -- 1700 -- et nos 200 bureaux sont désormais en télétravail. Notre siège parisien, où d’habitude un millier de personnes font tourner la roue de l’information 24 heures sur 24, est désert. On y croise une quarantaine d’employés dont le crucial personnel de sécurité et de nettoyage. Le même scénario se reproduit partout dans le monde dans les territoires gagnés par le virus depuis l’Asie, puis l’Europe. Pour ce voyage inédit, nous étions aux premières loges. L’expérience de nos équipes en Asie nous a permis de tirer des leçons essentielles pour mener ce combat. Nous avons découvert avec surprise que presque l’ensemble de nos journalistes peuvent travailler à distance, à l’exception de notre régie video assurant les Directs.

(AFP / Aurélia Bailly)

 

Nos équipes techniques ont bataillé pour mettre en place un impressionnant réseau de télétravail, y compris pour les desks d’édition, et des plateformes de communication en ligne, pour finalement recréer une entreprise mondiale virtuelle et sécurisée. Quelques enfants endiablés et aboiements de chiens ponctuent désormais nos conférences de rédaction virtuelles, où la maîtrise du bouton “mute” s’impose peu à peu. Pendant ce temps, notre équipe “continuité” travaille d’arrache-pied sur le marché en pleine ébullition des ordinateurs portables et des équipements sanitaires, envoyant gel hydro-alcoolique et matériel de protection dans des bureaux aux quatre coins du monde, alors que les liaisons aériennes se font rares.

 

 

Nous nous étions dit qu’il faudrait prioriser, accepter de renoncer à certaines couvertures. Et pourtant, alors que les bureaux se vidaient au fil du mois de mars, la production n’a pas fléchi. Nous avons appris et nous nous sommes adaptés au fil des jours, continuant à diffuser des informations cruciales et indispensables à bien des égards. 

Alors que nous sommes tous touchés, nos reporters veulent tous raconter l’impact du nouveau coronavirus sur la population qui les entoure, de Beyrouth à Kinshasa, en passant par Hanoi, Bagdad, Paris, la petite ville italienne de Codogno, ou encore New York.

 

Hanoi, le 26 mars 2020 (AFP / Nhac Nguyen)
Beyrouth, le 22 mars 2020 (AFP / Anwar Amro)

 

27 mars 2020, New York City (AFP / Angela Weiss)

Les services de l’infographie et de la documentation ont construit, avec les bureaux de l’AFP, une base de données permettant de suivre l’évolution de l’épidémie, le nombre de cas confirmés, les morts, le nombre d’habitants de la planète confinés. Cette base, alimentée par les sources officielles locales, est devenue une référence. Elle nous a permis aussi de couvrir avec rapidité la progression de l’épidémie sur la planète et de créer des graphiques simples et pertinents, y compris en vidéo.

Jour après jour, nos reporters spécialisés dans la couverture économique couvrent avec sang froid les secousses des marchés, la spirale infernale du chômage qui se creuse et les projections sombres sur la décroissance de l’activité économique. Nos journalistes spécialistes de la santé nous éclairent en temps réel sur le contexte, les recommandations, ce que l’on sait sur la maladie pour lutter contre les rumeurs qui se propagent à vive allure en ligne.

Sur ce sujet, notre réseau mondial de fact-checking a déjà diffusé plus de 600 articles pour démentir le flot continu de fausses informations circulant autour du coronavirus. Signe de la soif d’informations crédibles et vérifiées sur le sujet, l’audience de notre site de fact-checking a explosé: en un seul mois, en mars, elle a représenté l’équivalent de toute l’audience accumulée en 2019. 

Le journalisme que nous défendons, fiable, équilibré, sourcé est crucial dans le contexte d’incertitude et de crainte actuel. Il n’a jamais été autant attendu, lu, regardé. Et nos services dédiés à l’édition, habitués à travailler ensemble, maintiennent à grand prix leur vigilance et leur exigence, chacun depuis son laptop.

 

Hôpital Papa Giovanni XXIII, 3 avril 2020. (AFP / Piero Cruciatti)

Cette pandémie est avant tout une histoire humaine. Et pourtant, paradoxalement, les visages qui l’incarnent sont cachés. Ses héros et victimes disparaissent derrière des masques, des lunettes, des bâches en plastique, des unités de réanimation, ou tout simplement chez eux, dans le confinement qui leur est imposé. 

L’homme de Wuhan était sans doute un grand-père, un époux ou un frère. Mais nous ne savons rien de lui. Nous ne savons même pas s’il a été emporté par le coronavirus.

Graffiti Kai 'Uzey' Wohlgemuth à Hamm, en Allemagne le 8 avril 2020 (AFP / Ina Fassbender)

Chaque jour nous tentons donc de faire tomber les masques.  En Corée du Sud, alors que la crise n’avait pas encore gagné l’Europe, Ed Jones a rencontré des infirmiers et infirmières aux fronts balafrés de pansements. Il a compris que c’était pour protéger leur peau contre les assauts du plastique du matériel de protection. Il en a tiré une série de portraits. Ces petits sparadraps racontent aussi leur énorme combat quotidien. Chaque image était accompagnée d’un message de chacun. Ils portaient toujours des masques, mais ils étaient humains.  

Paolo Miranda, infirmier et photographe, a lui témoigné de manière intime et sensible sur le quotidien héroïque de ses collègues de l’hôpital de Cremona, dans le nord de l’Italie. Là encore, l’émotion, l’épuisement, le soulagement perçaient sous les masques. 

Hôpital de Crémone, au sud-est de Milan, le 13 mars 2020 (AFP / Paolo Miranda)

Un téléobjectif pointé sur le navire de croisière Zaandam, depuis une petite embarcation ballottée par les vagues dans la baie de Panama, nous a permis de saisir pour la première fois le désespoir de ses passagers enfermés à bord.

Nous avons collectivement le sentiment qu’il est de notre devoir de rapporter ces histoires de vie. Mais il nous appartient de le faire aussi prudemment que possible. Pas un seul reportage dans un hôpital ou lieu susceptible de recevoir des malades ne peut être réalisé sans le feu vert préalable de la rédaction en chef et après une évaluation stricte des risques. La question posée est la même que pour le reportage de guerre: est-ce vraiment nécessaire ? Et si la réponse est oui, on vérifie ensuite que l’on a bien coché toute la liste des équipements indispensables. Seules les personnes volontaires réalisent ces missions. 

Dans la ville de Nadjaf, en Irak, Haidar Hamdani enfile de vieux vêtements, puis une sorte de poncho en plastique bleu et enfin, par dessus, la combinaison d’hôpital qui lui est fournie. Ensuite il met le masque médical et par-dessus un masque à gaz, une double protection qu’il s’impose aussi sur les mains et les chaussures. “Je ne veux rien laisser au hasard”, explique ce photo reporter rodé aux conflits.

Les reportages et images réalisés par ces équipes relèvent du journalisme d’intérêt public du plus haut niveau. Grâce à eux, on saisit la tâche herculéenne qu’affrontent les soignants et la lutte pour la survie de ces patients avec et sans respirateurs.

Accéder à un TGV transformé en hôpital sur rails ou suivre des forces de police sud-africaines dans la nuit périlleuse de Johannesburg nous permet aussi de témoigner de la réponse que les autorités et gouvernements apportent à la crise. Il faut chercher à comprendre. 

Chaque jour, nous traitons donc ces sujets à hauteur d’homme et de femme. Il y a aussi les histoires angoissantes de mort solitaire dans les maisons de retraite, de proches empêchés de se recueillir une dernière fois sur le cercueil de leurs êtres chers, de morgues improvisées dans les rues de New York. Comment ne pas se souvenir de cet entretien avec la famille d’une adolescente emportée par la maladie. 

A l'hôpital de Mulhouse, dans l'est de la France, retrait d'un cercueil par les employés d'une entreprise funéraire, le 5 avril 2020 (AFP / Sebastien Bozon)
Soeur Angel, également médecin, originaire de RDC à Alme, en Lombardie (Italie) le 7 avril 2020 (AFP / Miguel Medina)

Mais nous rapportons aussi de formidables histoires de résilience et de solidarité. Des Romains qui chantent au balcon et des Napolitains qui fournissent aux plus vulnérables de la nourriture dans des paniers hissés par des cordes. Le loto qui se joue de fenêtre en fenêtre dans une résidence de Madrid. Des policiers indiens accoutrés de casques à l’image du virus. Et bien sûr... les villes où tous les soirs des milliers d’applaudissements simultanés rompent le silence.

Mumbai, le 5 avril 2020 (AFP / Punit Paranjpe)
Madrid le 28 mars 2020 (AFP / Gabriel Bouys)

Nous nous adaptons en permanence. Il nous manque des perches pour garder la distance réglementaire en interview ? Pas le temps d’en commander? Nos reporters vidéo en fabriquent avec leurs monopodes. Un téléphone portable, accroché à un stabilisateur permet de très bien filmer depuis un vélo ou une moto les rues désertes des villes et d’avenues emblématiques comme les Champs Elysées et la Cinquième avenue. Quels meilleurs outils que nos drones pour prendre de la hauteur et montrer le vide, le silence, l’étrange quiétude des centres urbains ? Alors que la pandémie avance, nous répliquons les techniques apprises ailleurs. 

(AFP)

Une des caractéristiques les plus étonnantes de cette crise pour une agence comme l’AFP fut d’assister à l’arrêt presque complet du calendrier sportif, alors que les événements sportifs et les championnats occupent une place considérable dans notre quotidien. Pas moins de 40% de nos photos en temps normal. Nos équipes couvrent tous les aspects découlant de ces annulations en cascade sur les différents sports et les sportifs. On évoque les exploits du passé, les manières de rester en forme, mais les images ont disparu. Nous ne naviguons plus que dans un univers virtuel et d’archives. 

A La Havane, l'athlète Alejandro Lopez s'entraîne sur son toit, le 7 avril 2020 (AFP / Yamil Lage)

Nous voilà coureurs de marathon, au 10ème kilomètre, l’endorphine nous pousse. Nous sommes fiers d’avoir surmonté la première étape, mais bien conscients que la route est encore longue. L’impact psychique de cette crise sur nos équipes nous mobilise tout comme le risque physique qu’elles encourent. L’accès aux soins n’est pas le même pour tous, notamment dans les pays les plus fragiles. Nous savons aussi que nos clients sont confrontés aux même défis. A l’AFP, plusieurs dizaines de personnes ont été victimes de la maladie Covid-19. Certaines ont dû être hospitalisées. Beaucoup sont déjà de retour au travail. Mais la complaisance n’a pas sa place. Car jour après jour, nous voyons défiler l’horreur qui se répand avec le virus.  

Aurevoirs à Wuhan, entre des infirmières venues en renfort depuis la province de Jilin (en rouge) et leurs collègues qui restent dans la ville, le 8 avril 2020, quand le confinement dans la ville chinoise a été levé. (AFP / Hector Retamal)

Récit de Phil Chetwynd. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer

 

Phil Chetwynd