Manaus, sans oxygène
Manaus (Brésil) - Ma ville, Manaus, nichée au coeur de la forêt amazonienne, a vécu un cauchemar. La première vague de Covid-19 qui l'a frappée en 2020 a été si dévastatrice, qu'en avril les cadavres s'empilaient dans les camions frigorifiques, avant d'être enterrés dans des fosses communes. Des chercheurs ont espéré que ce désastre nous apporterait, au moins, une forme d'immunité collective. Mais mi-janvier, la deuxième vague a balayé ces espoirs. Un variant plus contagieux et capable de réinfecter des personnes contaminées, guettait chacun d'entre nous.
L'épidémie progresse désormais partout. Le Brésil dans son ensemble vit depuis mi-mars une accélération forte avec plus de 2.000 morts par jour.
Pour ma part, et comme tant d’autres personnes dans ma ville capitale de l’Etat brésilien d’Amazonas, je me suis trouvé à mon tour en première ligne, non plus comme photojournaliste, mais pour tenter d’apporter une aide médicale à un proche au bord de l'asphyxie à la maison.
Il s'agissait de ma belle-mère, Dilza Maria Rodrigues, âgée de 71 ans. Quand les premiers symptômes du Covid-19 l'ont touchée, elle s'est installée chez nous, afin que nous puissions prendre soin d'elle. Son état s'est dégradé si vite que notre médecin de famille a recommandé une hospitalisation immédiate en soins intensifs. Nous sommes allés d’hôpital en hôpital, vivant cette même course désespérée que j’avais suivie en tant que photographe tant de fois depuis l’apparition de la pandémie il y a un an au Brésil.
Dilza avait un besoin vital d’oxygène. Nous avons donc acheté une petite cartouche qui pouvait l’aider pour quelques heures, et sommes partis en quête d’un hôpital et de bonbonnes. Les habitants de Manaus étaient désespérément à la recherche d’oxygène pour leurs proches, frappant à la porte de services de santé saturés.
La mort était partout – à tel point qu’on voyait dans les cimetières des alignements de cercueils en attente d’inhumation.
Jamais je n’oublierai le jour où j’ai rencontré José Moreira, un homme de 90 ans, et les siens. Je faisais des photos pour un reportage sur un groupe de bénévoles qui aidaient des familles à trouver de l’oxygène. Ils en ont apporté une pour maintenir José en vie. Il était très pâle. Les tuyaux et valves ont été mis en place aussi vite que possible. En quelques minutes, José a repris des couleurs. L’espace d’un instant, on a pu sentir un souffle d’espoir flotter dans la maison. Puis, soudain, quelqu’un a poussé un cri. Nous nous sommes précipités dans la chambre. C’était sa petite-fille Débora Garcia. Elle pratiquait un massage cardiaque. Mais il était déjà trop tard. Le vieux a rendu son dernier soupir sous mes yeux.
Et maintenant l’histoire était entrée dans ma propre maison. J’avais une personne gravement malade du coronavirus chez moi. Avec ma femme, Juliana Milagres, nous avons improvisé une infirmerie dans l’une de nos chambres, semblable à toutes celles que j’avais photographiées à travers Manaus pour tenter de compenser les failles d’un système de santé en perdition.
J’ai toujours été proche de ma belle-famille et de Dilza. Nous avons des souvenirs heureux d’avant la pandémie, des souvenirs de repas en commun ou de promenades en ville... Ils semblent désormais si lointains... J'avais une chance, dans le malheur: je n’avais à m’occuper que d’un seul patient.
Récemment, j’ai photographié deux étudiantes, Laura et Laís de Souza Chaves, âgées de 25 et 23 ans, qui s’occupaient simultanément de huit personnes de leur famille.
Au plus fort de la crise, une bonbonne de 50 litres a pu coûter au marché noir six fois son prix normal de 1.000 réais (150 euros). Elles ont donc dû emprunter 6.000 réais (environ 900 euros) pour en acquérir, quand le salaire minimum au Brésil s'élève tout juste à 1.100 réais.
Parmi leurs malades installés dans une infirmerie de fortune à domicile, il y avait leur père, Márcio Moraes, un aide-soignant de 43 ans, qui se battait pour sa propre vie après avoir tenté d’en préserver de nombreuses autres.
Avec tous ces membres de la même famille luttant pour respirer, il n’y avait pas assez de bonbonnes d’oxygène. Les deux sœurs m’ont expliqué que le plus affreux a été de décider qui avait le plus besoin d’oxygène. Pendant qu’un malade pouvait respirer, un autre voyait ses forces l’abandonner. «J’ai une attaque de panique à chaque fois que quelqu’un prononce le mot oxygène», m’a dit Lais. «Je me mets à trembler de tout mon corps ».
Le 14 janvier fut l'un des jours les plus sombres. Les hôpitaux de Manaus étaient officiellement à court d’oxygène. Des gens mouraient partout. Nous avons vu disparaître brutalement beaucoup d’amis ou de connaissances.
Dans certains endroits, des gens ont monté des tentes pour prodiguer des soins aux malades. J’en ai visité deux : Tenda Uapi, qui prenait en charge des indigènes et Tenda da Salvação, une installation de fortune avec des grands rideaux de plastique dans la cour d ‘une église évangélique.
Lorsque je rentrais chez moi, j'étais face à cette même réalité photographiée mille fois: la quête d’un lit d’hôpital, d’oxygène et de soignants pour assister ma belle-mère.
J'ai à mon tour été grossir les files d’attente devant les locaux de la compagnie qui remplissait les bonbonnes dans la ville. C’est là même que j’ai rencontré Josimauro da Silva, un mécanicien de 57 ans. Il a été contaminé et hospitalisé en janvier. Mais après avoir passé la nuit dans le couloir, comme 100 autres patients attendant d’être pris en charge, il a appelé sa fille et lui a dit: «Sors-moi d’ici dès que tu peux, sinon je vais mourir là ».
Il n’y avait plus assez de lits, d’oxygène ni de médecins pour faire face à tant de malades en même temps, lui a-t-il expliqué. Sa fille de 22 ans, Jessica da Silva, s’est donc occupée de lui à domicile. Elle a dû trouver 20 bonbonnes de gaz de 50 litres lors des trois premières semaines. Jessica n'a pu payer les factures que grâce à des dons d’amis ou de proches.
Ma belle-mère, elle, a enfin trouvé un lit d'hôpital, où elle est restée 15 jours. Quand elle en est sortie, elle n'a pas retrouvé sa mère Zila Maria Brandão, 98 ans, et sa sœur, Socorro dos Santos, 78 ans, toutes deux emportées par le coronavirus pendant ce laps de temps. Dilza a quitté l'hôpital le 30 janvier, mais huit jours plus tard elle a dû être hospitalisée de nouveau.
Elle a survécu au virus, mais en garde de graves séquelles. Ses poumons ont été touchés à plus de 80%, ont expliqué les médecins, et elle a attrapé une infection bactérienne. La dernière chose que ma belle-mère voulait était d'y retourner mais elle n’a pas pu y échapper: Dilza a passé 17 jours supplémentaires à l’hôpital pour les séquelles du Covid-19, avant de revenir chez nous, en convalescence.
Je suis reparti dans les rues faire des photos dès qu’elle s’est sentie mieux. J’ai besoin de raconter ces histoires-là, celles des bénévoles et des membres de la famille qui, comme moi et mes proches, avons tout fait pour maintenir les nôtres en vie.
Ma femme a dû arrêter de travailler pour s’occuper de sa mère et aussi de son fils de 14 ans, également atteint par le virus. La vie est vraiment difficile, mais nous attendons des jours meilleurs. Nous allons gagner cette bataille. Et notre famille sera de nouveau en bonne santé.
Texte traduit par Pascale Trouillaud. Edition: Mauro Pimentel, Josh Berger. Mise en page: Yanina Oliveira, Michaëla Cancela