35,2 le matin, à Pékin tout va bien

A quoi ressemble la vie des journalistes de l'Agence France-Presse à Pékin depuis deux mois ?  Tout a été chamboulé, raconte Patrick Baert, le directeur de l'agence en Chine...

Pékin - C'est un objet en plastique blanc qui ressemble un peu à un pistolet à eau. Un gardien en uniforme vous le pointe sur le front ou la tempe, le plus souvent la nuque ou le poignet.

Le thermomètre électronique a fait une apparition aussi soudaine qu'envahissante en Chine dans l'arsenal de lutte contre le coronavirus. Pour pouvoir dépister d'éventuels malades et les expédier en quarantaine, les températures sont prises systématiquement à l'entrée des bureaux, supermarchés, restaurants, transports en commun... 

Au cas où les journalistes de l'AFP à Pékin et Shanghai auraient oublié la grosse histoire du moment, l'incontournable rituel leur rappelle que le pays est sens dessus dessous depuis fin janvier pour cause de pneumonie virale.

Prise de température dans une usine de chaussures de la ville de Wenzhou en Chine, le 27 février 2020 (AFP / Noel Celis)

"35,2", lance laconique l'un des préposés au thermomètre, avant de me laisser comme chaque matin pénétrer dans l'immeuble où l'agence a son bureau pékinois. Pas bien haut comme température mais peu importe: le tout est d'être en dessous de 37 et d'éviter le placement en quarantaine. 

L'épidémie accapare depuis plus d'un mois les journalistes présents en Chine. Et pas seulement pendant leur temps de travail: chaque aspect de leur vie quotidienne est désormais conditionné par "la guerre populaire" que le pays a déclarée au virus.

Désinfection dans une gare de la ville de Hefei, dans l'est de la Chine, le 4 mars 2020 (AFP / Noel Celis)

"J'ai droit chaque jour à au moins quatre prises gratuites de température", s'amuse Danni Zhu, l'une des assistantes de rédaction de l'AFP Pékin. "Une dans le métro, une en arrivant au bureau, une à la conférence de presse quotidienne du ministère de la Santé et une quand je rentre dans mon immeuble".

Une fois passé la prise de température, il faut produire la toute nouvelle "carte d'entrée et sortie" qui autorise à pénétrer dans l'immeuble de 37 étages en forme de seringue où niche l'AFP. On passe ensuite devant une caméra à infrarouge, prête à dénoncer l'éventuel fiévreux qui aurait trompé le thermomètre.

Prise de température avec une caméra thermique, le 4 mars 2020 à Shanghai (AFP / Hector Retamal)

Dans l'ascenseur, une boîte de mouchoirs en papier est à disposition pour sélectionner le neuvième étage sans toucher le bouton du doigt. Enfin arrivé au bureau, le digicode est recouvert d'un film plastique, facile à désinfecter et à remplacer.

(AFP/ Beiyi Seow)

A l'intérieur, mauvaise surprise: le chauffage est à l'arrêt. Alors que le dur hiver pékinois est loin d'être fini, le bâtiment, disant redouter une contamination par les tuyaux d'aspiration, a coupé la soufflerie. Il faut dire qu'à part l'AFP, la plupart des bureaux sont fermés et les salariés travaillent de chez eux.

Dans l'immeuble glacial et quasi-désert, quatre radiateurs électriques tentent péniblement de réchauffer la rédaction. Quand quelqu'un tousse, les collègues en anorak se retournent d'un air inquisiteur. Collé à la porte du bureau, un avis stipule que les locaux ne peuvent accueillir que 12 personnes au maximum, soit la moitié de l'effectif normal. Des vigiles en uniforme viennent vérifier occasionnellement que la limite est respectée. "Il vaut mieux porter un masque même en travaillant", lance l'un d'entre eux.

Pékin, 3 mars 2020 (AFP / Nicolas Asfouri)
Pékin, le 28 janvier 2020 (AFP / Nicolas Asfouri)

 

En ville, le port du masque est devenu obligatoire à peu près partout, même dans les parcs, depuis la mise en quarantaine fin janvier de Wuhan, la ville où est apparu le nouveau coronavirus. Dans le superbe parc Ritan, tout près du bureau, un long message passe en boucle dans les hauts-parleurs pour rappeler les mesures d'hygiène à suivre, raconte le reporter Ludovic Ehret. "Faites-le pour Wuhan, pour la Chine, pour l'humanité", conclut le message sur un ton emphatique. 

 

Dans un parc de Pékin, le 5 mars 2020 (AFP / Str)

Visage couvert, on ne se sourit plus. Et dans la rue, la pression sociale est forte. Un jour que j'avalais un sandwich assis sur un banc, un passant m'a fait signe de bien porter mon masque -- j'ai dû lui expliquer que ça n'allait pas être pratique pour manger.

Avec une bonne partie des habitants terrés chez eux par peur de la contagion, les rues restent vides et de nombreux commerces fermés. A la nuit tombée, les quelques rares bars et restaurants encore ouverts sont obligés de limiter l'affluence à 50% de leur capacité normale, avec pas plus de trois convives par table.

Beaucoup de restaurants, quoique ouverts, n'assurent que les livraisons. "J'ai vu un café Starbucks qui avait enlevé toutes ses chaises pour empêcher les gens de rester à l'intérieur", raconte la rédactrice Eva Xiao.

Un soir que j'avais convié quelques confrères dans un bistrot français, trois policiers débarquent, hurlant dans leur masque que le restaurant est trop plein: une cinquantaine de clients au lieu des 21 personnes réglementaires, personnel compris. Le dîner s'achève prématurément. Aux dernières nouvelles, le bistrot est toujours fermé.

Pas facile non plus d'inviter du monde chez soi: une notice dans l'ascenseur de mon immeuble déconseille de recevoir des invités. Et ceux qui arriveraient d'une autre province ou bien de pays "à risque" sont censés rester à l'isolement pendant deux semaines.

Cité interdite, Pékin, le 31 janvier 2020 (AFP / Wang Zhao)

Pas grand chose à faire le week-end: musées, temples, salles de sport et bibliothèques sont fermés, de même que les sites touristiques comme la Cité interdite ou la Grande muraille. Les ruelles qui font le charme du vieux Pékin sont bouclées: les comités de quartier montent la garde devant des barrières métalliques, ne laissant passer que les riverains dûment encartés.

22 février 2020 à Pékin (AFP / Nicolas Asfouri)

Dans cette ambiance sinistre, une femme danse seule sur la place qui sépare l'antique Tour des Tambours de celle de la Cloche. Au lieu des groupes de mamies dansantes que l'on ne croise plus à tous les coins de rue, elle évolue lentement d'un air triste, au son de son transistor. La guerre au virus a mis du temps à s'imposer. Apparu en décembre sur un marché de Wuhan (centre), le coronavirus a d'abord été ignoré par les médias chinois puis minimisé par les autorités, qui assuraient jusqu'à mi-janvier qu'il ne se transmettait pas entre humains.

Branle-bas de combat le 20 janvier: le président Xi Jinping appelle à "enrayer résolument l'épidémie". Trois jours plus tard, Wuhan est mis de facto en quarantaine, avec ses 11 millions d'habitants.

Après une fin de nuit passée à arrêter un plan de bataille, trois reporters partent sur place, sans savoir comment ils pourront quitter la zone interdite. Après huit jours dans la ville en état de siège, Hector Retamal, Leo Ramirez et Sébastien Ricci seront évacués à bord d'un avion français.

De gauche à droite: le vidéojournaliste Leo Ramirez, le photographe Hector Retamal et le rédacteur Sébastien Ricci

En attendant, à Pékin, le ministère de la Santé organise une première conférence de presse, un rituel qui va vite devenir quotidien.

Lors de cette première édition, les journalistes qui se recouvrent le visage se voient intimer l'ordre d'ôter leur masque, comme le rapporte Matthew Knight, notre journaliste vidéo sur place.

"Quand la conférence de presse commença, les journalistes 'dé-masqués' purent entendre un haut responsable prôner la nécessité de mettre en place une 'culture du masque' afin d'empêcher le virus de se répandre", se souvient Matthew. L'interdiction du masque semble avoir été imposée parce que la conférence de presse était retransmise en direct à la télévision. Il ne s'agissait pas (encore) d'affoler la population.

Quelques jours plus tard "la même employée qui parcourait les allées de la salle de conférence pour s'assurer qu'aucun journaliste n'apparaîtrait à la télévision avec un masque sur le visage en porte un elle-même", poursuit Matthew. 

Bientôt, on n'entrera plus sans masque. Pour réduire le risque de contagion, "les chaises sont désormais espacées d'un mètre", raconte Eva Xiao, qui y a couvert bon nombre de conférences de presse.

Le ministère des Affaires étrangères adopte une solution encore plus radicale pour s’assurer que le virus ne pénètre pas dans ses locaux: son point de presse quotidien se fera pendant deux semaines par texto, via l’application WeChat, que tout le monde utilise en Chine.

Le 24 janvier, la Chine entre en hibernation au premier jour du long congé du Nouvel an chinois, qui ne devait durer initialement que sept jours. Mais des millions de travailleurs migrants partis dans leur province natale n'en sont toujours pas revenus un mois et demi plus tard. 

Derrière la vitrine d'un magasin à Shanghai, le 17 février 2020. (AFP / Noel Celis)

Assommés par la peur du virus, les Pékinois se terrent chez eux. Un soir que je quitte le travail pour rentrer à la maison à vélo, je ne croise ni voiture, ni piéton, ni cycliste sur mon trajet, rendu irréel par les lanternes éclatantes qui célèbrent l'année du Rat. Comme seul dans la ville de 21 millions d'habitants. Effroi...

Dans ce désert, une vague de pollution, surprenante en l'absence de circulation, ajoute à l'atmosphère de fin du monde.

Shanghai, le 3 mars 2020 (AFP / Hector Retamal)

Problème: nourrir le bureau pendant ses longues heures de travail, alors que commerces et restaurants du quartier sont à peu près tous fermés. Miracle: une célèbre chaîne de restauration rapide reste fidèle au poste juste en face du bureau. Et quelques livreurs à scooter distribuent encore la cuisine des rares restaurants toujours ouverts.

Cité interdite, Pékin, le 31 janvier 2020 (AFP / Wang Zhao)

Mais bientôt ces derniers devront changer leurs habitudes. "Les livreurs qui apportaient repas et colis jusqu'à la porte du bureau doivent désormais tout laisser à l'extérieur du bâtiment", remarque Beiyi Seow, débarquée à l'AFP Pékin en plein hiver depuis Singapour.

La livraison s'accompagne parfois d'un détail insolite: un reçu tout ce qu'il y a d'officiel sur lequel figurent la température du cuisinier, celle de la personne qui a préparé le paquet et celle du livreur...

(AFP / Eva Xiao)

Dans les tout premiers jours de la crise, le thermomètre électronique n'a pas encore fait son apparition au China Life building, le bâtiment qui abrite l'AFP.  Un matin, un gardien en uniforme me tend un bon vieux thermomètre au mercure, qu'il m'invite à placer sous l'aisselle. Il assure que l'objet a bien été désinfecté.

"Ca va être long?", hasardais-je. "Quatre à cinq minutes", répond-il. Je parviendrai à le convaincre au bout de deux minutes que ma température ne dépassera pas les 36 degrés car j'arrive de l'extérieur où l'air reste bien en dessous de zéro.

Mais avoir une température trop basse n'est pas toujours synonyme de patte blanche, comme Greg Baker, le chef du service photo, en fera l'expérience avec un gardien qui refusait de le laisser passer. "Il prenait ma température mais le thermomètre électronique affichait 34 degrés -- à ce compte-là j'aurais dû être mort", rigole-t-il. 

Désinfection dans la ville de Xiaogan, dans la province centrale de Hubei city, le 3 mars 2020 (AFP / Str)

Ce récit a été écrit par le chef du bureau de l'AFP en Chine Patrick Baert. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.

Patrick Baert