Le journalisme se remettra-t-il de la pandémie ?
Paris - Insidieusement, la pandémie de coronavirus s’est attaquée à la pratique du journalisme. Début 2020, les événements annulés à la pelle, les accès interdits ou limités, les conférences de presse virtuelles et le télétravail sont devenus le quotidien des rédactions.
Les restrictions sanitaires, bien compréhensibles, ont bouleversé l’exercice de notre métier. Sont-elles parfois excessives, utilisées comme prétexte pour écarter les médias? Le doute s’est immiscé. A l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, lundi, une inquiétude se fait jour: retrouverons-nous le plein accès aux événements que nous couvrions avant la pandémie? La liberté et la pluralité de l’information seront-elles aussi victimes du Covid-19?
Le journalisme de qualité n’a jamais été aussi vital face à la déferlante de la désinformation sur le coronavirus. Malgré les difficultés sanitaires, les journalistes de l’AFP, comme beaucoup d’autres, ont fait leur métier sur le terrain pour rapporter les faits, bravant souvent leur angoisse face au désespoir des populations ou devant certains manifestants hostiles et sans masques. Toujours sur la base du volontariat, malgré la crainte de la contamination pour eux-mêmes ou leurs proches.
Etre dehors pour enquêter, informer au plus près, montrer, expliquer ce qui se cachait aux regards - un virus invisible, des faits confinés, une pandémie d’une ampleur si difficile à appréhender - a été notre obsession durant l’année écoulée.
Masques et lunettes de protection, parfois des tenues complètes, sont devenus l’équipement de base du reporter. Mais d’autres contraintes se sont vite généralisées: événements à huis clos, dans une bulle sanitaire, conférences de presse virtuelles, parfois très dirigées... Aperçu non exhaustif des restrictions imposées aux médias au temps du coronavirus, observées par des journalistes de l’AFP.
Quelle info à huis-clos?
Depuis un an, on ne compte plus les événements fermés aux médias qui se soldent par un simple communiqué, des photos et vidéos fournies par les organisateurs, des hand-out dans le jargon professionnel. Pas de questions, pas de contacts directs. Mais une communication hyper-calibrée qui laisse le goût amer de l’absence de transparence.
En Allemagne, “certains événements politiques tournent même au show marketing, avec diffusion d'interminables films d'auto-promotion, sans question du public ou de la presse”, relève le directeur du bureau de Berlin Yacine Le Forestier. Autre exemple: lorsque des ministres français se rendent en Algérie fin 2020, l’AFP n’a eu aucun accès. Le Covid est invoqué : communiqué officiel, pas d’image. Circulez!
Le sport, qui redémarre péniblement après des mois à l’arrêt, n’est pas épargné: “Nos équipes vidéo n'ont plus accès à la quasi-totalité des grands événements sportifs - Euro, JO, championnats de foot européens, Ligue des Champions, Six Nations… ”, où l’AFP limitait auparavant sa couverture vidéo aux entraînements et conférences de presse faute de détenir des droits de retransmission, explique Guillaume Rollin, rédacteur en chef vidéo sports.
“Le PSG a stoppé toute activité presse à son centre d’entraînement, tout se fait en virtuel par Zoom”, abonde Emmanuel Barranguet, reporter au pôle football.
La loi du pool
Pratique déjà répandue dans la profession avant le Covid, le “pool” permet de déléguer une couverture à un petit nombre de journalistes qui opèrent à tour de rôle et partagent gratuitement leur production avec les autres rédactions. Un système en vigueur depuis longtemps à la Maison Blanche pour les déplacements du président américain. Conséquence: tous les médias diffusent une production identique, réalisée par un journaliste, mais privée de la richesse des points de vue différents.
“Avec la pandémie, nous assistons à la généralisation des pools qui sont en train de devenir une norme”, relève Stéphane Arnaud, rédacteur en chef central photo. En vidéo, “l’accès à la parole publique est devenu très problématique”, avec souvent une seule caméra autorisée, déplore Mehdi Lebouachera, rédacteur en chef central vidéo. “Dans le meilleur des cas, le contenu est uniformisé pour tous les médias et dans le pire, la préférence est donnée à des médias choisis”.
Aux Etats-Unis, les restrictions sanitaires ont eu pour principale conséquence de limiter les accès à Joe Biden pendant sa campagne. “Tous les événements étaient couverts par un pool, y compris les meetings de campagne qui étaient de toute façon de petite dimension”, souligne Hervé Rouach, rédacteur en chef pour l’Amérique du nord. Accès restreints aussi au Congrès et à la Maison Blanche : “Dans la salle de presse de la West Wing, dit-il, le nombre de places a été réduit afin de maintenir la distance entre les journalistes”, contraints à une rotation.
A Bruxelles, la loi du pool règne au Conseil européen et à la Commission : “Nous n'avons plus la possibilité de photographier Ursula Von Der Leyen, en dehors de rares apparitions en salle de presse. Dans le même temps, les canaux officiels et les réseaux sociaux des leaders sont remplis d'événements auxquels nous n'avons pas accès”, comme lorsque la présidente de la Commission se fait vacciner, souligne le photographe Kenzo Tribouillard.
After we passed 100 million vaccinations in the EU, I’m very glad I got my first shot of #COVID19 vaccine today.
— Ursula von der Leyen (@vonderleyen) April 15, 2021
Vaccinations will further gather pace, as deliveries are accelerating in the EU.
The swifter we vaccinate, the sooner we can control the pandemic. #StrongerTogether pic.twitter.com/ZmbjlmFOn4
En vidéo, “bien souvent, nous n'avons pas d'autre choix que de reprendre les flux institutionnels, tout accès nous étant impossible”, ajoute son collègue reporter d’images Kilian Fichou. Avant la pandémie, lors des sommets européens, des dizaines de journalistes pouvaient s'adresser aux chefs d'Etat, qui désormais délivrent “leur message face caméra à leur arrivée, dans un silence un peu irréel” . Difficile de faire la part du respect des mesures sanitaires et d’une tentation de limiter les accès à la presse. Mais, ajoute Kilian Fichou, “on a le sentiment que bon nombre de portes se sont fermées, et qu'elles vont être bien difficiles à rouvrir”.
En Allemagne, des journalistes ont été jusqu’à “faire la queue la nuit sur des matelas en mousse ou des sièges de camping” devant les tribunaux, pour couvrir des procès, a rapporté Reporters sans frontières (RSF).
“Nous regrettons que les pools soient systématiques désormais dans des endroits auparavant ouverts à tous ou presque”, même s’il est “difficile de contester l’argument sanitaire”, déplore Annie Thomas, rédactrice en chef France. Si la pratique du pool existe depuis longtemps à l’Elysée, elle est de plus en plus souvent imposée lors de visites ministérielles, y compris si l’événement se déroule en extérieur. Mais il arrive que des sessions de “micro-tendus” soient proposées à des journalistes qui se retrouvent alors agglutinés dans la cohue.
Côté glamour, ce n’est pas mieux : aucun photographe ni reporter vidéo de l’AFP n'a été admis à la récente cérémonie des Oscars, couverte par un “pool” et des images “hand-out”.
Faudra-t-il payer pour informer?
Le pool s’est imposé aussi pour la photo sportive, de la Premier League anglaise, aux matches de l’équipe de France de football, tout comme la finale de Ligue des Champions et le futur Euro de football.
Lors des très populaires compétitions de cricket en Inde, les photographes n’ont pu couvrir certains matchs pourtant ouverts à leurs collègues texte et au public. Pour certains journalistes, “le Covid a donné l’excuse parfaite” aux autorités du cricket pour contrôler la production d’images avec des “hand-out” et “en tirer un bénéfice commercial”, note le coordinateur Sports en Asie-Pacifique Talek Harris.
Aujourd’hui, une agence de presse comme l’AFP paie des journalistes et, le cas échéant, des frais techniques pour rechercher et collecter l’information. La charte de l’Agence interdit aux journalistes de payer leurs sources.
“Dans le monde du sport, l’image est un enjeu financier énorme. En télévision, seuls les détenteurs de droits ont accès aux événements et peuvent les filmer et les diffuser. La crainte est que ce schéma puisse maintenant s’appliquer aux photographes avec, en ligne de mire pour les organisateurs, la monétisation de la distribution et de la revente des photos”, s’inquiète Stéphane Arnaud. “Il faut s’attendre à des lendemains difficiles!”
Un contact distendu avec les sources
Multiplier les sources est une des tâches essentielles des journalistes pour fournir l’information la plus complète possible. Acquérir de nouvelles sources au gré de l’actualité passe par des rendez-vous formels, mais aussi par des rencontres fortuites et informelles. Un exercice qui s’est singulièrement compliqué à l’ère de la distanciation physique et des visioconférences.
Sans ces accès directs aux sources, “comment fournir un nécessaire contrepoint aux communiqués débordant de bonnes intentions ou aux discours tellement lisses?”, questionne Aurélia End, rédactrice en chef chargée de l’économie internationale, habituée des G20 ou du Forum de Davos. La visioconférence, note-t-elle, “fait, littéralement, écran à tout, à tout sauf à la communication parfaitement maîtrisée. Le micro n’est ouvert qu’aux éléments de langage. Les questions des journalistes sont bien souvent soumises à l’avance et les relances sont rarement possibles”.
Les conférences de presse en visio s’achèvent souvent par un “désolé, le temps est écoulé”, rapporte aussi un journaliste en poste dans le Golfe. “L’interface est une bénédiction pour l’hyper-contrôle de ces événements”.
“En football, le Covid-19 a signé l’acte de décès, peut-être définitif, d’un espace qui faisait tout le sel de la couverture de ce sport : la zone mixte”, où “les footballeurs pouvaient s’exprimer librement devant les micros tendus, sans le filtre d’un service communication”, regrette aussi Jean Decotte, coordinateur mondial pour le football.
Cependant, les visioconférences présentent l’avantage d’être accessibles au plus grand nombre. Les écuries de F1 l’ont bien compris, permettant aux journalistes de s’entretenir avec les pilotes lors des Grand Prix aux accès limités.
Certains médias qui ne peuvent se déplacer à chaque Grand Prix apprécient de bénéficier d’ “un accès finalement plus large”, explique Raphaëlle Peltier, journaliste chargée des Sports mécaniques toujours présente sur les circuits, qui déplore toutefois des interviews de moindre qualité “car il est plus difficile de rebondir”. Et c’est bien en étant sur le terrain, au Grand Prix de Bahrein, que Raphaëlle Peltier a pu raconter en détail les 28 secondes du spectaculaire sauvetage du pilote accidenté Romain Grosjean.
Un boulevard pour la désinformation
Moins de latitude pour l’exercice du journalisme en réel, une communication sans filtre sur les réseaux sociaux: un boulevard s’est ouvert à la désinformation, désormais inépuisable sujet d’enquête dans l’univers virtuel. Plus de 80% des journalistes ont rapporté avoir été confrontés au moins une fois par semaine à une forme de désinformation, lors d’une vaste enquête du Centre international pour les journalistes (ICFJ) au début de la pandémie. Et 46% d’entre eux ont mis en cause des responsables politiques comme source de cette désinformation.
“La pandémie a fourni un terreau fertile aux complotistes et aux anti-vaccins qui ont semé la confusion et amplifié leur message en jouant sur les peurs liées à la santé et sur les politiques sanitaires en constante évolution”, relève Sophie Nicholson, adjointe au rédacteur en chef Investigation numérique. Avec son réseau mondial unique d’une centaine de journalistes spécialisés, l’AFP a publié près de 3.300 articles de fact-checking sur le Covid en 18 langues depuis janvier 2020.
Un enjeu vital lorsque l’absorption de désinfectants toxiques est recommandée sur les réseaux, à l’instar de l’eau de javel conseillée par Donald Trump.
Des rédactions fragilisées
Que sont devenues nos rédactions vibrantes de débats d’idées, de questionnements critiques et de créativité? A l’heure du télétravail, qui nous prive de ces échanges, on en mesure avec nostalgie toute la richesse et la vitalité. Au gré des confinements, les journalistes sont isolés derrière leurs écrans, reliés par des messageries et conférences de rédaction virtuelles. En première ligne pour rapporter la mort, le désespoir, jour après jour, bon nombre de reporters ont aussi vu leurs défenses psychologiques habituelles céder.
Parmi les principales difficultés rencontrées au début de la pandémie, 70% des journalistes ont cité l’impact psychologique et émotionnel, devant le chômage ou les soucis financiers (67%) et la lourde charge de travail (64%), selon l’ICFJ.
A l’AFP, face au risque de stress, de dépression et de burn-out, une plateforme d’assistance psychologique a été mise en place pour tous les salariés dans le monde. Mais qu’en est-il des milliers de rédactions, free-lance et pigistes économiquement fragilisés par la pandémie?
Quelle information post-Covid?
La pandémie a “provoqué une énorme fermeture des accès” au terrain et aux sources pour les journalistes, “pour une part légitime, quand il s'est agi de précautions sanitaires, mais aussi illégitime. Dans les deux cas, la question, c'est: ces accès seront-ils rouverts ?”, s'est alarmé le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, soulignant que le Covid a représenté “une forme d'opportunité pour des Etats qui ont pu restreindre la liberté de la presse”. Selon RSF, l'exercice du journalisme est aujourd’hui “totalement ou partiellement bloqué” dans plus de 130 pays. S'y ajoutent les menaces directes, avec 50 journalistes tués en 2020 selon RSF.
Accès à l’information restreint, liberté et pluralité de la presse menacées : les ingrédients sont là pour affaiblir durablement l’exercice du journalisme.
“Le Forum de Davos et les sommets du G20 vont certainement reprendre”, estime Aurélia End. “Mais la presse sera-t-elle encore conviée, même à distance, même sous bonne garde, dans un centre de presse excentré? Ou restera-t-elle reléguée derrière les écrans, encore un peu plus loin de la réalité des jeux de pouvoir ?”
Après la tragédie du Covid, s’ouvrira la bataille pour regagner le terrain perdu sur la liberté d’informer. Avec obstination, sans naïveté. Si le fact-checking lutte contre les infox les plus virales lorsque le ver est déjà dans le fruit, le journalisme de terrain reste le meilleur rempart contre la désinformation.
Ce combat, c’est l’affaire de tous les journalistes, de tous les médias, mais aussi des gouvernements, des décideurs, de tous les citoyens attachés à l’un des piliers essentiels de la démocratie. Nous nous doutons bien que, comme tout un chacun, nous ne sortirons pas indemnes de ce traumatisme mondial. Mais gageons avec optimisme que, comme les mauvaises herbes, les journalistes s’attacheront à reprendre chaque interstice de liberté.
Récit écrit par Sophie Huet, rédactrice en chef centrale, avec les contributions de la rédaction.