Est de la RD Congo, incursion en zones troubles
Loin des feux de l'actualité, en Afrique centrale, la République démocratique du Congo subit depuis des années violences et massacres commis par des dizaines de groupes armés. Alexis Huguet, correspondant texte, photo et vidéo pour l'AFP, sillonne depuis trois ans la région qui concentre ces atrocités: l’est du pays. Au coeur des conflits oubliés d’un pays riche en ressources naturelles et pourtant frappé par la pauvreté, il raconte ici les coulisses de ses reportages en zones troublées.
Kinshasa - Triste. C’est ainsi que je me sens après quatre semaines de reportage dans la province de l’Ituri, au milieu des conflits de l’est de la République démocratique du Congo.
Sur mon carnet de notes et dans les cartes mémoires de mes appareils photos: les visages et les témoignages des victimes, des bourreaux, des bourreaux-victimes, les récits de vies brisées, d’attaques et de représailles et d’une population en état de choc. Beaucoup de violence et d’incompréhension. L'injustice partout.
L’indignation et la rage me submergent quand je ferme les yeux. C’était mon troisième séjour en trois ans en Ituri et la situation n’a fait que dégénérer.
Revenons en arrière. Après le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, les dignitaires hutu du régime rwandais et l’armée, les mains pleines de sang, s’enfuient au Congo voisin. Des centaines de milliers de civils de leur ethnie les suivent, par peur de représailles du nouveau régime.
L’est du Congo, qui s’appelait encore Zaïre, vacille. Les représailles tant redoutées ne tardent pas à arriver. L’armée du nouveau régime rwandais de Paul Kagame pénètre avec fracas dans le pays.
L’est s’enfonce dans une spirale de violence, de rancoeur et de pillage des richesses. La région est morcelée, sous la coupe de puissantes milices, où les armées des pays voisins entrent et sortent comme bon leur semble.
Depuis, il y a des trêves, de nouvelles guerres, des mutineries, des cessez-le-feu. Il y a aussi eu des rêves de lendemains qui chantent.
Début 2019, peu après mon arrivée en RDC, un nouveau président, Félix Tshisekedi, prend la tête de cet immense pays de plus de 90 millions d'habitants. On se plaît à croire que la paix est enfin possible, après la première transition politique pacifique mettant fin aux 21 ans de règne des Kabila, père et fils.
Mais c’est la douche froide. Chaque mois, les victimes se comptent par centaines. Entre octobre 2019 et février 2022, plus de 4.500 civils ont été tués, selon le décompte du Baromètre sécuritaire du Kivu (KST, en anglais), un groupe de chercheurs présents dans l’est du Congo.
Plus d’une centaine de groupes armés sont actifs aujourd’hui dans l’est. Ils ont des origines différentes, des motivations différentes, des modes opératoires différents.
En Ituri, l’armée, qui a obtenu les pleins pouvoirs dans la province en 2021 pour “éradiquer” les groupes armés, prétend maîtriser la situation. Pourtant, une dizaine de milices contrôlent encore des pans entiers de la zone et massacrent des civils au nez et à la barbe des militaires congolais et des Casques bleus des Nations unies - présents depuis vingt-deux ans dans le pays.
De l'autre côté, les rebelles, qui prétendent agir pour la défense de leurs communautés respectives, commettent aussi des crimes atroces contre ceux qu’ils considèrent être “les Autres”.
Devenus maîtres de pans entiers de territoires, ils imposent par la force des armes un régime de terreur également contre leurs propres familles: racket, pillages, viols, règlements de comptes... Ils s'en prennent parfois aussi aux humanitaires qui tentent de garder un accès aux villages reculés et apporter une aide aux centaines de milliers de personnes dans le besoin.
Que reste-t-il de positif ici ? Pas grand chose.
La situation était déjà catastrophique en novembre 2019, quand je suis venu pour la première fois documenter les attaques commises par les miliciens et l’armée dans les villages du territoire de Djugu, dans le nord-est du pays, proche de la frontière ougandaise. Mais tout est pire aujourd’hui. Bien pire…
Des personnes déplacées à cause de la violence depuis 2018 ont dû fuir leurs camps après de récents massacres.
De nouvelles factions ont vu le jour, les processus de désarmement des groupes armés sont au point mort, des crimes contre des civils ont été commis par les militaires, alimentant encore un peu plus la défiance et la peur vis-à-vis de l’Etat.
Rare aspect positif: je peux encore me déplacer dans ces zones de l’est de la RDC pour récolter au plus près des événements images et témoignages des victimes et des belligérants, ce qui n’est plus le cas pour nombre de mes confrères et consoeurs dans d'autres zones de conflit, en Afrique et ailleurs.
Cette “liberté” de mouvement dans l’exercice de notre profession est due en partie au faible contrôle étatique dans les provinces troublées du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et de l’Ituri. J’ai la “chance” de pouvoir, dans la même journée de reportage, rencontrer les autorités le matin, interviewer un groupe armé l’après-midi puis passer la nuit sous une tente avec des familles qui viennent de fuir leurs maisons à la suite d’une énième attaque.
Pour comprendre comment on obtient les accès, il faut d’abord avoir à l’esprit que rien n’est vraiment cloisonné ici. Bon nombre de militaires sont d’anciens rebelles: ils ont donc toujours des contacts dans les milices et savent parfaitement comment le maquis fonctionne. Ils sont autant sources d’informations que des freins ou parfois même une menace.
Il faut sans cesse évaluer qui a intérêt à parler et qui a intérêt à ce que rien ne soit raconté.
La société civile, les humanitaires, les Nations unies, les chercheurs… Tout le monde interagit avec les groupes armés. Et vice-versa. Il ne faut négliger aucun contact, entretenir des relations sur le long terme, respecter tout le monde, être humble, et ne jamais cesser d’apprendre, de fouiller, de chercher à assembler les pièces d’un puzzle infini qui mue aussitôt qu’il prend forme.
Je vis et travaille au Congo depuis plus de trois ans. J’ai consacré presque tout mon temps à faire des reportages sur les conflits dans l’est. J’ai rencontré des centaines de personnes, de tous bords. C’est grâce à ce réseau de confiance que je peux aujourd’hui m’aventurer dans des zones difficiles d’accès. Ce n’est pas sans risques. Même en prenant le maximum de précautions les choses peuvent mal tourner.
Ce fut le cas mi-décembre 2021, au cours d’un reportage sur une colline nommée Rhoo, au milieu du territoire de Djugu, où se sont regroupés près de 70.000 hommes, femmes et enfants pour chercher la protection de Casques bleus, après avoir fui d’autres camps de déplacés à proximité.
Ils y vivaient depuis plusieurs années et venaient d’être attaqués par les hommes armés de la Coopérative pour le développement du Congo (Codeco), qui comme son nom ne l’indique pas, est une des plus meurtrières milices, structurée autour d’une secte religieuse, de l’est de la RDC.
Ces déplacés, qui vivent déjà dans des conditions de vie horribles, étaient traumatisés par le fait que les corps de leurs proches tués pourrissaient à l’air libre, dans un village à proximité de leur camp. Ils n’avaient pu être enterrés. Les deux précédentes tentatives s’étaient soldées par des tirs de la Codeco.
Une patrouille est organisée par les Casques bleus et j’embarque avec eux. L’objectif : que les volontaires de la Croix-Rouge locale puissent profiter d’un minimum de sécurité pour inhumer les corps et ensuite regagner le site de déplacés.
Ça a mal tourné.
Entre le deuxième et le troisième enterrement, faits à la hâte à l’endroit même des tueries, notre groupe est pris en embuscade par les Codeco. Nous étions à pied, à découvert, à l’extérieur du village. Il a fallu plus d’une demi-heure aux Casques bleus pour repousser les assaillants et nous regrouper dans les véhicules blindés. Heureusement, personne, en tous cas de notre convoi, n’a été touché par les tirs.
Subir cette embuscade m’a permis d’appréhender un peu mieux l'effroi que ressentent les habitants de ces villages quand ils sont pris pour cible par des miliciens cachés dans les maïs et les maisons en ruine.
Depuis fin novembre et les attaques qui ont fait plus de 100 morts autour de Rhoo, d’autres personnes ont perdu la vie en allant simplement chercher de l’eau ou quelques racines de manioc.
Je pourrais être en colère contre le groupe armé qui nous a tiré dessus, mais mon rôle n’est pas de porter de jugement. Mon rôle, en tous cas comme je le comprends, est d’aller voir tout le monde, avec le moins d'a priori possible. De donner la parole, de décrire et de raconter.
Trois semaines plus tard, je rencontrai donc les chefs de la Codeco (dont les hommes nous avaient tiré dessus) dans leur fief, pour tenter de comprendre leurs motivations, et surtout les raisons qui les poussent à commettre ces crimes effroyables : assassinats et mutilation à l’arme blanche sur les personnes les plus vulnérables, les enfants, les femmes enceintes, les vieillards, tous ceux qui ne courent pas assez vite quand ils sont attaqués.
Assis sur des bancs en bois dans l’enceinte de l’hôpital détruit d’un village, au coeur du territoire qu'ils contrôlent, les chefs, jeunes, sont intimidés par ma caméra tandis que je mène l’entretien.
Le porte-parole du groupe assume la responsabilité des attaques sur les camps de déplacés, arguant que ses hommes ont réagi aux “provocations” de miliciens d’une autre ethnie qui se cachent, selon lui, dans les camps.
Pour avoir accès à ces miliciens, il n’y pas de mode d’emploi. Chaque groupe armé a ses spécificités. Certains n’ont aucune envie de rencontrer des journalistes, certains ont peur, d’autres au contraire attendent désespérément que quelqu’un leur tende un micro.
Un dénominateur commun: on ne se pointe pas comme ça, la fleur au fusil - si je peux me permettre - dans les zones qu’ils contrôlent. Il faut des intermédiaires de confiance. Et cela peut prendre du temps pour les trouver et qu’ils aient eux-mêmes confiance à leur tour.
Il faut aussi rassurer les autorités sur le fait qu’il n’y a aucune collusion entre nous, les journalistes, et les miliciens. Mais je considère qu’à partir du moment où des hommes armés deviennent des acteurs majeurs de la vie du pays, il est de notre devoir de les rencontrer.
Avec quel moyen de transport se rendre pour aller interroger les victimes ou les rebelles, où dormir, combien de jours rester, quel plan de sortie au cas où les choses tournent mal, quelle est la plus-value en termes d’information comparée aux risques encourus?
Ce sont des questions qu’il faut évaluer à chaque fois avant un départ afin de limiter les risques. La règle principale, selon moi, et qui se renforce sans cesse au cours de ma petite expérience, est qu’il ne faut jamais se précipiter.
A l’AFP, nous avons cette chance de pouvoir prendre le temps et de passer parfois plusieurs semaines en reportage dans une même zone. C’est la meilleure garantie de ma sécurité. On ne “s’apprivoise” pas mutuellement avec ces personnes en une demi journée. Cela permet aussi d’avoir une vision plus large autour d’un évènement et une meilleure compréhension des enjeux.
Quand je ferme les yeux, je vois les silhouettes de ces ados dans le camp de Rhoo, qui jouent au foot à la tombée de la nuit, comme tous les jeunes du monde.
Je vois les yeux rieurs du Dr Tony Ukety, un ophtalmologue de la région qui a traversé ces décennies de conflit et qui se bat encore pour faire avancer la recherche médicale et créer de l’emploi dans le territoire de Djugu.
Je vois le colonel autoproclamé d’une milice de plus d’un millier d’hommes m’accueillir en short de sport et riant aux éclats devant sa maison familiale.
Je me souviens des apéros jusque tard dans la nuit dans des bouges sans lumière avec Joël et Thierry, laborantin et directeur d’hôpital, à se raconter nos vies comme si nous étions amis depuis toujours, comme si la distance qui nous sépare n’existait pas. Et tant d’autres…
Toutes ces personnes rencontrées, qui m’ont accueilli, qui se sont livrées, qui m’ont fait confiance, qui m’ont protégé. C’est grâce à eux et à leur humanité incroyable que je me réveille le matin avec le sourire aux lèvres. Malgré tout.
Edition et mise en page par Béatrice Le Bohec à Paris