A Gaza, les blessures au corps et à l'âme
Gaza (Territoires palestiniens) -- Sur le coup, recevoir une balle, c’est comme une piqûre d’aiguille. Le sang se glace. Le mien s’est glacé en tout cas. J’ai entendu les gens crier, et j’ai vu le sang jaillir du trou causé par la balle dans ma jambe. Mais pas de douleur, juste une brûlure dans le ventre.
Je suis photographe à l’AFP depuis près de 20 ans, j’ai couvert trois guerres à Gaza, des conflits en Libye, en Egypte et ailleurs. Grâce à une bonne organisation et une bonne étoile, je n’ai jamais été blessé. Jusqu’à ce vendredi après-midi de juin un peu frais. Ce jour-là, la chance a tourné et j’ai été touché par une balle israélienne.
Cela faisait trois mois que les Palestiniens manifestaient le long de la barrière frontalière entre Gaza et Israël. Chaque semaine, ils étaient des milliers à se rassembler à quelques centaines de mètres de la frontière pour réclamer la levée du blocus israélien.
Souvent, de petits groupes composés principalement de jeunes hommes se détachaient pour s’approcher de la barrière et essayer de la cisailler. Les tireurs israéliens ouvraient le feu. Avant cette journée, une centaine de Palestiniens avaient déjà été tués de la sorte. Aujourd’hui, ils sont plus de 200. Des milliers d’autres ont été blessés, amputés…
C’était le douzième vendredi de suite que je couvrais les manifestations. Deux autres photographes de l’AFP à Gaza et moi nous répartissions la tâche sur les cinq sites de protestation. Mon territoire à moi, c’était Jabalya, dans le nord.
Les manifestants étaient moins nombreux que d’ordinaire, en raison du mois sacré de Ramadan.
Je portais mon casque et mon gilet pare-balles tagué « Presse » en lettres blanches. Comme je me trouvais à quelques centaines de mètres de la barrière, je me croyais largement assez loin pour être en sécurité. Un groupe de secouristes attendait avec moi, on échangeait des blagues. Nous avons pris un selfie. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’était un vendredi comme un autre à Gaza.
Soudain, un claquement a déchiré l’air. Un manifestant s’est écroulé quelques dizaines de mètres devant nous. Nous nous sommes précipités, chacun avec ses instruments, eux leur civière, moi mon appareil photo.
Puis un second claquement. La balle a pénétré ma jambe droite, l’a traversée et effleuré la jambe gauche. J’ai baissé les yeux. Mon pantalon beige a changé de couleur.
J’ai vu assez de gens blessés par balles pour savoir quoi regarder. La balle avait manqué le genou, je pouvais remuer les orteils, donc les terminaisons nerveuses étaient intactes. D’une certaine manière, j’avais eu de la chance.
L’adrénaline faisant encore taire la douleur, j’ai pensé aux deux choses que j’aime : ma famille et la photo.
J’ai réclamé mon appareil-photo, éloigné de moi dans la confusion. Je ne devais pas la revoir avant plusieurs jours.
Puis j’ai saisi mon téléphone. Pendant des semaines, ma femme et ma fille m’avaient supplié d’être prudent à la frontière. J’ai soudain pensé à ce qu’elles allaient ressentir en apprenant la nouvelle. « On m’a tiré dessus, mais ça va», ai-je écrit rapidement alors qu’on m’installait dans l’ambulance.
Idéalement, j’aurais voulu qu’on m’évacue directement vers Israël ou ailleurs en dehors de Gaza, le système de santé à Gaza approchant le point de rupture. Mais, comme presque tous les Gazaouis, je n’ai pas de permis israélien pour sortir.
On m’a donc transporté en urgence dans un hôpital de Gaza City. Les collègues, ma famille, mes amis s’y sont réunis. J’ai été opéré le même jour.
Les jours d’après se perdent dans un brouillard de salles d’opération, de visites et de terrible souffrance.
J’ai fini par obtenir un permis, deux semaines plus tard, et j’ai été transféré à Jérusalem pour être soigné. J’y suis resté avec ma femme quelques semaines. Mais, inquiets pour les enfants, nous sommes finalement rentrés à Gaza.
Une fois passé le chaos initial a commencé mon lent retour à la vie.
Les premiers temps, je dormais mal. Les avions israéliens font partie du décor à Gaza, le spectre d’une nouvelle guerre flotte constamment au-dessus de nos têtes, et j’étais tétanisé à l’idée qu’il se passe quelque chose et que je ne puisse pas me protéger ou prendre la fuite.
Je me réveillais en sursaut de cauchemars dans lesquels on m’amputait toute la jambe. Mon fils Oussama, qui a dormi pendant un temps dans la même chambre que moi, se précipitait pour me rassurer.
Même quand les cauchemars se sont dissipés, j’éprouvais des difficultés à dormir. Les médecins m’avaient installé un fixateur externe, un énorme appareil en métal vissé dans l’os et censé maintenir la jambe, mais qui voulait dire que je ne pouvais pas m’allonger sur le côté. Une douleur atroce m’a réveillé pendant des mois chaque fois que je me tournais involontairement sur le côté pendant mon sommeil.
Les jours de forte tension politique, j’étais rongé par le stress. Puis des journées plus calmes m’autorisaient à souffler un peu, et je passais mes soirées à jouer aux cartes ou à regarder des films. J’essayais d’éviter l’actualité, j’ai mis en sourdine les groupes What’s App liés au travail, afin de me concentrer sur ma convalescence. Je pratiquais des exercices pour ma jambe cinq fois par jour. Doucement, à la maison, j’ai commencé à sentir que je redevenais celui que j’avais été.
A l’extérieur, c’était différent.
J’ai passé ma vie à saisir la réalité en photos, observant le monde et attendant le moment idéal. D‘un seul coup, je me retrouvais de l’autre côté, scruté tandis que je déambulais tant bien que mal sur mes béquilles, regardé comme une victime de plus du conflit israélo-palestinien qui dure depuis des décennies.
Si le conflit a laissé son empreinte sur toute ma vie, je ne me définis pas comme un photographe de guerre. Je me vois comme quelqu’un qui saisit la vie à travers son objectif. Les moments de joie sont rares à Gaza, mais c’est souvent la photographie qui me les a procurés.
On m’a retiré le fixateur externe au bout de cinq longs mois, en octobre. On dévisse le métal de l’os, je vous laisse imaginer la douleur que cela provoque.
Les médecins me disent que ma jambe ne sera jamais aussi solide qu’avant. Mais, dans un mois ou plus, ma jambe et moi allons retourner au travail. Ma jambe et moi allons même retourner couvrir les manifestations à la frontière, plus conscients que jamais qu’aucune image ne vaut une vie.
Ce blog a été écrit avec Joseph Dyke à Jérusalem