En attendant les talibans
Doha (Qatar) -- Chaque après-midi, aux alentours de 15h40, Anastasia s’assoit au piano planté sous le lustre monumental d’un hôtel du Qatar et se met à jouer.
Quatre-vingt-dix minutes durant, le hall caverneux au décor marocain résonne au son des mélodies incluant des tubes comme « Halo » de Beyoncé, « Hello » d’Adèle ou encore « Moon River » d’Henry Mancini.
Jusque-là, rien d’extraordinaire.
La seule chose, c’est que ces deux dernières semaines l’auditoire de la charmante pianiste ukrainienne a singlièrement tranché avec l’éventail habituel d’hôtes et d'employés de l'endroit.
Parce qu’au même moment où les accords de «I can't live, if living is without you » s’égrenaient dans l’établissement, à moins de 20 mètres d’Anastasia et de son piano, une délégation de haut niveau des talibans était assise face à ses interlocuteurs américains pour une nouvelle série de négociations de paix.
Il est peu probable qu'un évènement de ce genre ait jamais bénéficié d’une telle ambiance ou que « Without You », la ballade d’Harry Nilsson de 1971, ait eu un auditoire si singulier.
Il y avait bien un indice, et un seul, qu’une chose extraordinaire était en train de se passer à quelques pas d’Anastasia : le mince paravent discret, qui isolait la clinquante salle de réception menant aux pièces où se tenaient les discussions.
Prévus pour durer quarante-huit heures, les pourparlers des talibans avec les Américains se sont étirés sur plus de 16 jours. Si bien que ces Afghans ultra-conservateurs, qui interdisent toute expression musicale, se sont vus infliger, -et ils ne pouvaient pas l’ignorer depuis leur salle de réunion-, tout le répertoire musical de la pianiste. En boucle de surcroît.
L’évènement avait un aspect assez incongru dans le décor local.
A deux pas du piano se trouve une vaste piscine, où des touristes occidentaux se doraient innocemment au soleil d’hiver ou sirotaient des alcools au bar. Certains déambulaient tout aussi candidement dans le hall de l’hôtel vêtus d’un simple short et t-shirt.
Derrière la piscine s’étend une plage de sable, avec terrain de mini-football, chaises longues et un bar Libanais pulsant de la techno comme à Ibiza, avec en toile de fond les gratte-ciel de Doha.
Pour ceux que la plage ennuie, il y a toujours le spa de l’hôtel, avec un soin facial raffermissant naturel, prodigué avec ou sans barbe, pour la modique somme de 160 euros. L’équivalent de 13.430 Afghanis, la monnaie nationale afghane.
Et comme nous sommes au Qatar, à moins d’une longueur d’un gros coup franc de l’hôtel cinq étoiles, -où les chambres démarrent à 200 dollars la nuit-, les préparatifs battent leur plein pour ériger Ras Abu Aboud, un des stades qui accueilleront le Mondial de foot 2022.
Les touristes traversant le lobby et passant à côté des salles de réunion ne pouvaient pas imaginer ce qui s’y tramait.
Mis au courant par l’AFP, un visiteur européen s’est bruyamment esclaffé de surprise en l’apprenant.
« Vraiment ?! Vous plaisantez ? »
S’il l’avait su avant, serait-il resté ici avec sa famille ?
« Euh, probablement pas », a-t’il répondu avec un sourire perplexe.
De temps à autre un négociateur taliban faisait son apparition dans les couloirs de l’hôtel, avec un manteau traditionnel afghan et un turban sur la tête. Ou bien encore c’est un pakol, la coiffe de choix pour de nombreux Pashtounes et Tadjiks, que l’on voyait déambuler dans le décor de palmiers, buissons entretenus et villas de vacances du complexe hôtelier.
Chaque matin et soir, un groupe de mollahs arrivait et quittait en voiture le bâtiment abritant la salle de réception, plusieurs d’entre eux habitant Doha, dont les « cinq de Guantanamo », - d’ex-détenus de la célèbre prison américaine sur l’île de Cuba-, grâce à un accord entre les Etats-Unis et le Qatar.
On pouvait aussi remarquer, traversant le lobby de l’hôtel, des militaires américains en treillis.
Le cadre était peut-être surréaliste, mais les pourparlers de haut-niveau avaient un objectif des plus sérieux, s’agissant du dernier épisode d’une longue négociation visant à mettre fin à un conflit de 17 ans en Afghanistan.
Pour y arriver, il y avait sur la table des propositions comme celles prévoyant un départ des forces armées étrangères et un cadre de sécurité garantissant que le pays ne puisse être utilisé à l’avenir comme base pour mener des agressions extérieures. Les progrès ont été lents et mesurés. Les discussions se sont conclues le 12 mars par de « vraies avancées », à en croire l’émissaire américain Zalmay Khalilzad, mais sans accord sur un calendrier de retrait des troupes.
L’autre partie de l’auditoire d’Anastasia se trouvait au milieu du lobby de l’hôtel: un assemblage de plus en plus las de reporters travaillant pour des médias locaux et internationaux.
Deux semaines durant nous avons joué au chat et à la souris avec la sécurité qatarie. Toute tentative de contact avec les talibans et les militaires américains, ou même un diplomate passant par-là, s’est vue opposer un silence poli.
Régulièrement, la sécurité venait nous menacer d’expulsion, avant de nous laisser tranquille après avoir reçu l’engagement que nous respecterions certaines limites.
Par exemple celle de ne pas utiliser notre téléphone pour essayer de photographier les pourparlers, comme en a fait l’amère expérience un collègue quand il a été expulsé de l’hôtel. Sa seule consolation étant de s’être fait éjecter avant d’avoir eu le temps de payer sa note de restaurant.
Pour se rattraper les reporters se livraient à un exercice de « dégourdissement de jambes », plutôt indispensable avec des journées de dix heures assis. Il consistait à se promener de façon ostentatoirement détendue près des salles où avaient lieu les négociations en se faisant passer pour un simple touriste. Le tout en essayant de distinguer à travers les rideaux sombres si les discussions se poursuivaient bien.
Nous étions en alerte dès qu’une porte s’ouvrait ou se fermait : qu’est-ce que cela signifiait ? Généralement rien.
Certains observateurs se sont félicités de la longueur inhabituelle des pourparlers entre les deux parties. Mais pour nous, journalistes réduits à un silence complet, il n’y avait aucune satisfaction à retirer dans le fait d’être témoin de ce genre de record.
Chaque jour, quelqu’un entendait une rumeur selon laquelle les discussions étaient sur le point de s’achever, et il en faisait part au groupe WhatsApp établi par ceux qui faisaient le pied de grue dans le lobby. Ces rumeurs se sont toujours révélées fausses.
En fait, tard dans la soirée, une partie de l’équipe américaine embarquait dans un minibus pendant que les talibans grimpaient dans leur voiture, sans que personne ne prononce une seule parole. En vingt ans de journalisme, je n’ai jamais couvert un évènement où personne ne dise rien. Rien du tout.
Le rythme de chaque journée est resté immuable. L’après-midi passait jusqu’à la soirée, le personnel de l’hôtel traversait le hall avec une sorte d’encensoir pour parfumer l’atmosphère, et après qu’Anastasia eut finie, un autre musicien tout aussi élégamment vêtu se mettait au violon.
Après dix heures d’attente, les journalistes s’en allaient discrètement, pendant que le violoniste attaquait un mélange de hits d’Abba.
Le temps était venu pour moi de prendre mes affaires et me diriger vers la porte, au son d’une version à cordes de « The Winner Takes It All » (Le gagnant emporte la mise).