Un festin en pleine famine

ADEN, Yémen – Je me trouve au Yémen, en train d’engloutir un repas.

Il y a un plat énorme du traditionnel "mandi" – un agneau entier, cuit lentement et présenté sur un lit de riz garni de noix de cajou et de raisins. Il y a une salade parfumée à la menthe et du houmous agrémenté d’huile d‘olive. Et puis aussi une coupe débordant de fruits.

Cette scène, indécente en un sens, je l’ai vécue de façon répétée à chacun de mes six reportages à travers le Yémen depuis un an, dans les maisons, les restaurants, les bases militaires. 

Dans un restaurant de Sanaa, en octobre 2014. (AFP / Mohammed Huwais)

La nourriture y est toujours abondante, dans des quantités parfois absurdes.

La faim est là aussi. 

Fatima Hadi, 12 ans, dans un hôpital de la province de Hajjah, dans le nord-ouest, en février 2019. (AFP / Essa Ahmed)

Cette scène, il faut l’imaginer avec une autre, tout aussi habituelle au Yémen, mais qui semble tirée tout droit d’un roman de Dickens.

Je me trouve dans un hôpital bondé, ses couloirs décatis noyés dans une odeur écœurante d’antiseptique. Je vois des visages vieillis par les larmes et des corps brisés par la faim.

L’un d’eux, une mère au désespoir, serre dans ses bras un enfant squelettique aux côtes saillantes et aux yeux creusés. Le petit est un sac d’os, tenant à la vie par un fil, trop faible pour même pleurer. Un médecin essaie de lui faire une prise de sang, mais il ne trouve pas de veine dans son bras décharné. La mère, elle aussi émaciée et affaiblie, murmure doucement à l’oreille du bébé, opposant un maigre espoir au regard vide de l’enfant.

Son mari et elle ont dû faire un choix cornélien: payer une somme démesurée à un taxi pour amener leur progéniture dans cet hôpital ou la consacrer à l’alimentation de leurs autres enfants. C’est une décision qu’aucun parent ne devrait avoir à prendre.

Nadia Nahari, tient dans ses bras son enfant Abdelrahman Manhash, -qui pèse cinq kilos à cinq ans-, dans une clinique de la province occidentale de Hodeida, en novembre 2018. (AFP)

Après avoir été témoin de cette détresse, on m’a dressé un nouveau festin.     

Ce repas somptueux devrait me réjouir, si je ne me trouvais pas dans un pays au bord de la famine. Je n’en veux pas à mes hôtes. Je leur suis infiniment reconnaissant pour une chaleureuse hospitalité à laquelle on ne s’attendrait pas dans un pays plongé dans sa quatrième année d’un conflit brutal.

Mais festoyer dans ce contexte paraît complètement déplacé, répugnant même. Mon estomac fait des nœuds.

La guerre au Yémen a débouché sur un étrange paradoxe. Après toutes ces années de reportage en zone de guerre je n’ai jamais vu un pays avec autant de nourriture et une si grande famine.

Le plat traditionnel yéménite, al-selth, à base de boeuf, de riz et de légumes, servi dans un restaurant de Sanaa, en octobre 2014 (AFP / Mohammed Huwais)

Les chiffres soulignent l’ampleur du drame: 15,9 millions de personnes, -plus de la moitié de la population- sont en état d’insécurité alimentaire, particulièrement dans les zones de combat, selon l’organisation Integrated Food Security Phase Classification. 

On estime que 85.000 enfants de moins de cinq ans sont morts de faim ou de maladie depuis le début de la guerre, selon l’organisation Save the Children. 

(AFP/ Vincent Lefai, Gal Roma, Jean-Michel Cornu)

Ces morts pouvaient très bien être évitées.

La chose la plus révoltante dans cette crise humanitaire, -la pire au monde actuellement, selon les Nations Unies- est qu’elle est entièrement le fait de l’homme.

Pour les belligérants, comme pour ceux de Syrie et du Soudan du sud, la faim est une arme de guerre. La famine est visiblement utilisée contre les populations pour les rallier à une cause. Selon ce raisonnement, la faim force les gens à choisir leur camp.

Cela m’est apparu très clairement quand je me suis retrouvé intégré fin janvier près du port de Hodeida, sur la mer Rouge, au sein de la coalition militaire menée par les Saoudiens et les Emiratis, et opposée aux rebelles Houthis, soutenus par l’Iran.

Après des combats sanglants, un fragile cessez-le-feu a été instauré dans le port tenu par les rebelles, à la suite d’un accord conclu sous l’égide de l’ONU en décembre. Un véritable succès depuis que la coalition est entrée dans le conflit en mars 2015.

Mais cette avancée, acquise péniblement, est menacée par des escarmouches et des violations dénoncées par les deux côtés. Les travailleurs humanitaires ont averti que si le cessez-le-feu succombe à Hodeida, -qui sert de point d’entrée à plus des deux-tiers des importations de nourriture et d’aide humanitaire au Yémen-, cela pourrait déboucher sur une famine à grande échelle.

Je me suis rendu dans un convoi de véhicules blindés dans les faubourgs Est d’Hodeida jusqu’aux Moulins de la Mer Rouge. Leur contrôlé est passé des rebelles Houthis aux forces de la coalition juste avant l’instauration du cessez-le-feu.

Des Yéménites brandissent leurs armes lors d'un rassemblement de soutien au mouvement des rebelles Houthis, près de la capitale Sanaa, le 21 février 2019. (AFP / Mohammed Huwais)

Ce que j’ai vu dans les silos à grains marqués par les combats était choquant : des montagnes de blé, en quantité suffisante pour alimenter quatre millions de personnes pendant un mois. Des milliers de tonnes, moisissant lentement, pendant que la moitié de la population meurt de faim. Les organisations humanitaires n’avaient pu accéder au site depuis la mi-septembre à cause des combats. Les Nations Unies y sont finalement arrivées à la fin février. De nombreuses vies ont été perdues entretemps.

Les partisans du gouvernement ont accusé les Houthis d’avoir stocké le blé, pour créer des pénuries artificielles et aggraver la famine. Quand ils contrôlaient l’endroit les rebelles ont accusé pour leur part les forces de la coalition d’avoir détruit des réserves par des frappes aériennes indiscriminées.

Dans l’un des entrepôts, des rayons de lumière trahissent les déchirures de la toiture par des balles et des éclats d’obus, témoins de la violence des combats. Alors que je m’y trouvais, un crépitement de tirs tout proches a retenti dans le complexe. Impossible de dire qui tirait.

Les soldats inspectaient l’endroit aves des détecteurs de métaux par crainte que les rebelles ne s’y soient infiltrés pour le piéger. Une colonne de fumée s’élevait dans le ciel depuis les positions des Houthis à environ un kilomètre de là. Selon les forces pro-gouvernementales, ces derniers brûlaient des pneus en signe de provocation.

Juste après que nous ayons quitté Hodeida, les Nations Unies ont rapporté qu’un incendie provoqué par des tirs de mortier avait endommagé deux silos.      

Vue de la côte de la mer Rouge au sud-ouest du Yemen et au sud de Hodeida, le 8 août 2018. (AFP / Karim Sahib)
Immeuble de la capitale Sanaa, gravement endommagé par des frappes aériennes attribuées à la coalition menée par l'Arabie saoudite, en décembre 2017. (AFP / Mohammed Huwais)

 

Selon le responsable d‘une organisation yéménite de développement, de telles attaques soulignent le caractère « machiavélique » du contrôle de l’aide alimentaire. Dans un pays dont plus de 80% de la population dépend au quotidien d’une forme ou une autre d’assistance humanitaire, le camp qui contrôle les ressources a un véritable pouvoir politique pour décider qui sera nourri. « La nourriture est une arme », m’a-t-il dit.

La malnutrition en temps de guerre est le résultat inévitable d‘une telle obstruction délibérée de l’assistance humanitaire. Elle est exacerbée par l'état désastreux de l'économie yéménite

La guerre a entraîné une très forte hausse des prix de la nourriture et du chômage.

Les Yéménites sont confrontés à deux conflits: le premier vient des bombes, des mines et des frappes aériennes. Le deuxième est celui de l’inflation, qui a ruiné la population.

Une femme porte un sac de blé reçu au titre de l'aide humanitaire à Sanaa, en février 2019. (AFP / Mohammed Huwais)

Les mendiants sont rassemblés aux portes des marchés locaux, qui regorgent de provisions : lait, fruits, légumes, céréales et viande. Mais leurs prix ont explosé, rendant inabordables jusqu’aux produits de première nécessité pour les gens ordinaires. Beaucoup s’alimentent avec des feuilles bouillies.
 

Une enfant de famille pauvre vivant dans le dépotoir d'un village côtier près de Hodeida trie des morceaux de pain, le 9 octobre 2016. (AFP / Stringer)
Etals de marché à Hodeida, le 14 décembre 2018. (AFP / Abdo Hyder)

 

Le Yémen ressemble à une nation plongée dans un désespoir collectif. Un signe révélateur, aussi paradoxal soit-il, en est le bond du nombre de mariages. Les unions sont un moyen de survie : elles procurent une dot à la famille du fiancé et avec elle une façon honorable de soulager son épreuve.

Pour la population de Hodeida, épuisée par la guerre, les scénarios sont sombres : soit un cessez-le-feu sanglant avec des violations des deux belligérants ou bien une reprise des combats qui mènerait à une grande famine.

Les civils, qui ne voient pas d’issue à la situation, sont piégés dans des camps sordides proches de Hodeida. Ils ont peur de retourner à leurs maisons et leurs terres en dépit du cessez-le-feu. Beaucoup accusent les rebelles de les avoir truffé de mines, souvent camouflées en simples cailloux, pour les punir d’avoir fui vers une zone contrôlée par le gouvernement.

Des Yéménites déplacés de Hodeida reçoivent de l'aide humanitaire d'une ONG turque dans le district septentrional de la province de Hajjah, le 6 août 2018. (AFP / Essa Ahmed)
Des Yéménites creusent des tombes pour des enfants tués dans une frappe aérienne de la coalition saoudienne contre les rebelles Houthis qui a touché le bus qui les transportait, dans la province de Saada, le 10 août 2018. (AFP / Stringer)

 

Le passé a appris aux Yéménites de se méfier des cessez-le-feu, qui débouchent généralement sur un nouveau conflit.

Une expression bien connue des civils comme des militaires est « mafi hudna », autrement dit : pas de trêve.

Parce que malgré cette dernière, les gens blessés dans les combats continuent d’affluer dans les hôpitaux. J’ai vu de jeunes combattants pro-gouvernementaux, le fusil à l’épaule, entassés dans la salle des urgences d’un hôpital de campagne. Ils se tenaient inquiets auprès des médecins tentant de sauver leurs camarades, des hommes couverts de sang et de poussière, leurs corps criblés de balles ou d’éclats d’obus.

Avec des escarmouches fréquentes, beaucoup de combattants ont exprimé leur amertume que la trêve ait arrêté leur offensive au moment même où ils approchaient du port d’Hodeida, tenu par les rebelles.

Et autant en ont conclu qu’il n’y avait pas d’autre solution que militaire. Avec une conviction inébranlable : l’adversaire doit être éliminé, à tout prix. « Même si 50.000 personnes meurent, et alors ? », m’a dit un partisan du gouvernement, « nous en aurons fini pour toujours avec eux », les Houthis.

Pourtant, si jamais le cessez-le feu ne tenait pas, la bataille pour Hodeida serait probablement longue et destructrice, et provoquerait certainement une immense famine.

A l’hôpital où se trouvait le petit enfant, un médecin m’a dit que les parents que j’avais rencontré étaient chanceux. Beaucoup d’autres n’ont pas les moyens de s’y rendre. Ils sont forcés de regarder, impuissants, leur enfant affamé s’éteindre doucement.

Si seulement un festin, ou simplement quelques restes, pouvait leur parvenir.   

Partie de foot dans un quartier de Sanaa, avril 2018. (AFP / Mohammed Huwais)
Enfant souffrant de malnutrition sévère, dans une clinique de la province de Hodeida, en novembre 2018. (AFP)

 

 

Anuj Chopra