Au Karabakh, la guerre et le virus
Stepanakert - Le son métallique des rafales d’armes automatiques et le fracas des bombardements se sont tus au Nagorny Karabakh après six semaines d'une guerre éclair dans ce petit territoire montagneux à 5.000 km de Londres et 2.000 d’Istanbul, objet d’une dispute entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis des siècles.
L'Azerbaïdjan a repris le contrôle d'une partie de ce territoire séparatiste qui lui avait échappé après un autre conflit sanglant entre 1988 et 1994. La guerre déclenchée le 27 septembre a opposé ses troupes à celles de l'Arménie, qui soutient cette terre peuplée essentiellement d'Arméniens. Les hostilités ont fait plus de 2.300 morts, mais le nombre de victimes est sans doute bien plus élevé, l'Azerbaïdjan taisant ses pertes militaires. Le président russe Vladimir Poutine a affirmé le 13 novembre que les combats avaient fait plus de 4.000 morts et 8.000 blessés.
A partir du 30, l’AFP a envoyé plusieurs équipes de reporters via Bakou en Azerbaïdjan, et Erevan, en Arménie. Il fallait être sur le terrain des deux côtés de la ligne de front. Treize journalistes s'y sont rendus au total: rédacteurs, photographes et vidéojournalistes.
Dans leurs valises, l’équipement de routine: gilets pare-balles, casques, téléphones satellitaires, kits de premier secours. Des deux côtés du front, à Stepanakert, capitale du Nagorny Karabakh, ou encore à Gandja à 150 km au nord, en territoire contrôlé par l’Azerbaïdjan, secoués par des des bombardements incessants, soldats et civils ont péri par dizaines, jour après jour. Deux journalistes du quotidien Le Monde, Allan Kaval et le Rafael Yaghobzadeh, ont aussi été grièvement blessés le 1er octobre.
Pendant ce temps le Covid-19 avançait, indifférent aux lignes de front et nationalités, gagnant du terrain au-delà des zones de combats. Pour échapper à la guerre, il y des règles de base: se réfugier dans les caves, scruter les trouées laissées par les bombardements sur les façades des immeubles. Si c’est l’ouest, on s’abrite du coté du bâtiment le moins exposé à l’est, et ainsi de suite, raconte le photographe Bulent Kilic, qui a couvert cette guerre du côté azerbaïdjanais.
On peut aussi guetter le positionnement de la défense antiaérienne, quand les roquettes arrivent, complète le vidéojournaliste Kadir Demir. Mais pour échapper au Covid, les consignes sont bien différentes: les lieux fermés et mal ventilés où la densité de population est très forte, comme les caves, sont à éviter à tout prix...
Et sur le terrain, pendant ces longues semaines de bombardements incessants, la maladie semblait un sujet presque futile. “Nous étions partis avec un bon stock de masques et quelques bouteilles de gel hydroalcoolique”, se souvient Kadir, arrivé le 8 octobre avec Bulent avant d’être rejoint par le reporter Dmitry Zaks à Mingachevir, en territoire sous contrôle azerbaïdjanais. “Mais on était plutôt sur une couverture de conflit classique. On se disait plutôt est-ce que le gilet pare-balles va servir ?”, se souvient Bulent.
“Personne dans la ville, ou dans les tranchées, ne portait de masque”, y compris les journalistes, confie le reporter Emmanuel Peuchot, envoyé spécial de l'autre côté de la ligne de front, à Stepanakert, la capitale séparatiste du Nagorny Karabakh.
“Inconsciemment, il y avait peut-être le sentiment que porter ce masque était indécent, dérisoire, alors que des habitants à Stepanakert restaient malgré les bombardements, malgré la mort qui rôdait au-dessus des têtes quand les drones invisibles survolaient la ville, de jour, de nuit, quand les sirènes d'alerte déchiraient le silence pour avertir de frappes soudaines, n'importe où. Comment porter ce masque sur la ligne de front où la mort peut frapper brutalement à chaque instant ?”
“Le virus, au début je n’y pensais pas du tout… en tous cas pas avant la première roquette tombée sur Gandja, sur des habitations. Il y avait énormément de monde autour de nous, les secouristes, les habitants. Alors, j’ai remis mon masque. Un moyen d’évacuer la pression face à ce que je voyais: les corps extraits des décombres, les gens inquiets, les familles en pleurs... c’est comme si je me raccrochais à un truc que je connaissais”, témoigne Kadir, qui, comme le reste des envoyés spéciaux, a couvert d’autres conflits, notamment en Syrie: “Tu dévies un peu ton stress sur autre chose. Le masque, en un sens me rassurait”.
“Quand des roquettes tombent sur la ville, les gens se disent sans doute qu’ils ont d’autres priorités. Ils n’ont qu’une seule chose en tête. Ils me disent tous +on veut notre terre libérée+”, poursuit Kadir.
A Stepanakert, les reporters de l'AFP partagent le quotidien des habitants qui n’ont pas fui et se réfugient dans les caves. Les conditions sont rudes: matelas à même le sol, humidité, lumière blafarde au plafond. Emmanuel Peuchot y rencontre la dirigeante d’un laboratoire d’analyses de la ville, qui se rend auprès des habitants pour les tester. Selon la directrice du labo, Lusine Tovmasyan, 40 à 60% des personnes sont testées positives. Une médecin de l’hôpital central, pense elle que 90% des habitants ont le Covid.
Le 19 octobre, l’équipe en territoire contrôlé par l’Azerbaïdjan découvre qu’un journaliste avec lequel elle a partagé une voiture a contracté la maladie. A l’hôtel, les autorités locales annoncent qu’ils seront testés dès le lendemain. Le premier résultat est négatif.
Pour les reporters, il y a la crainte d’être infectés à leur tour, et celle de contaminer les habitants. “Ces questions me hantaient. Je me disais, et si quelqu’un l’attrape à cause de nous ? A qui l’ai-je passé, ai-je contaminé quelqu’un ? Il y avait des personnes âgées, dans les caves que nous visitions”, se souvient Bulent.
Deux jours plus tard, le 23, le couperet tombe: sur les six occupants du véhicule partagé avec le journaliste malade, trois autres sont testés positifs, dont Kadir Demir. Fin octobre, ce sera au tour d’Emmanuel Peuchot, qui l'a appris en découvrant les résultats d'un test obligatoire effectué à l'aéroport Charles-de-Gaulle à sa descente d'avion, en rentrant d’Erevan.
“Le problème est qu'avec le Covid, nous menons une guerre sur deux fronts”, avait confié à Hervé Bar un haut fonctionnaire rencontré à Erevan, dont le père, médecin dans un hôpital du Nagorny Karabakh, a été emporté par la maladie.
A Bakou, Kadir reçoit l’ordre d’attendre dans sa chambre l’arrivée des médecins dépêchés par les autorités. “Je n’avais pas le choix. On m’a emmené dans un hôpital de campagne en préfabriqué, à une demi heure de Bakou, près de la mer Caspienne”. Il a interdiction de quitter le pays tant que la maladie n’est pas passée. Il partage une chambre propre et spartiate avec deux autres journalistes. Il passe la maladie sans trop de souffrances, physiques du moins, et peut finalement quitter le pays le 4 novembre.
Rentré chez lui à Istanbul il appelle sa famille en France, près d’Orléans, et lui dit la vérité. Non il n’était pas à Bakou en attendant un entretien avec la présidence, mais hospitalisé. Quand on est sur un terrain de guerre… on ne raconte pas tout à ses proches, même si les risques encourus à l’hôpital étaient en réalité moindres que dans les tranchées. “A l'hôpital, ils voulaient faire très attention à nous, car nous étions venus pour couvrir leur conflit. Ils étaient aux petits soins, même si les chambres vides se sont vite remplies: femmes avec enfants, personnes âgées et personnes obèses”, souligne-t-il.
A Paris, Emmanuel Peuchot, convalescent, pense surtout aux morts de la guerre, dont on parle bien moins que du Covid. “Dans le Nagorny Karabakh, ce qui tue le plus c'est la guerre, pas le Covid, la priorité c'est la guerre, pas le Covid, il faut d'abord survivre à la guerre, pas au Covid”. Sur place, les scuds, roquettes, drones tueurs et l’invisible coronavirus se livrent une concurrence macabre.
Les troupes d'Azerbaïdjan ont gagné du terrain, jusqu'à s'emparer dimanche 9 novembre de Choucha, une ville stratégique, dressée sur une montagne à 15 km de Stepanakert, désertée par la plupart des habitants. Dans la nuit qui a suivi, le Premier ministre arménien a annoncé la signature d'un accord de fin des hostilités avec son homologue azerbaïdjanais. Il a suscité la colère de nombreux habitants de la capitale arménienne, Erevan.
Les armes semblent s'être tues mais en Azerbaïdjan l’épidémie de nouveau coronavirus flambe, avec plus de mille cas par jour depuis fin octobre, selon des données officielles. Plus de 900 personnes y ont été emportées par la maladie. Depuis début novembre, le bilan dépasse la dizaine de morts chaque jour. En Arménie aussi: plus de 2.000 cas sont rapportés quotidiennement depuis le début du mois, et déjà plus de 1.700 morts. Cette guerre-là se poursuit.
Récit: Kadir Demir, Bulent Kilic et Emmanuel Peuchot. Edition et mise en page: Michaëla Cancela-Kieffer