Un bout de chemin ensemble

Lille (France) -  “Lorsque Walid et ses compagnons atteignent les eaux britanniques sur leur petit canot pneumatique en cette matinée ensoleillée de septembre, la joie que nous ressentons pour lui se mêle instantanément à l’incertitude: que va-t-il se passer pour lui désormais?”. 

C’est un rite de passage : tout journaliste du bureau de Lille (nord de la France) est forcément amené à couvrir la thématique migratoire à Calais. Les immenses grilles surmontées de barbelés visibles le long de l’autoroute, destinées à empêcher les incursions dans les camions ou les ferries rejoignant l’Angleterre, restent la première image qu’on perçoit de la ville, quatre ans après le démantèlement de sa “Jungle” où 8.000 exilés avaient bâti leurs abris de fortune.

  

3 avril 2020, Calais (AFP / Denis Charlet)

Cela n’a en rien freiné les passages, qui ne cessent de se multiplier. En 2020, plus de 7.000 personnes ont tenté la dangereuse traversée de la Manche, cinq fois plus qu’en 2019. Les autorités semblent débordées face à l’ampleur du phénomène. 

Voilà plusieurs mois que nous souhaitons réaliser un reportage au long cours sur les traversées de migrants entre la France et la Grande-Bretagne. Mais comment traiter ce sujet sensible, si souvent abordé par le seul prisme des chiffres? Nos demandes à la préfecture maritime pour un reportage à bord d’une patrouille de sauvetage en mer ont toutes été refusées. Rapidement, nous imaginons suivre une famille d’exilés dans leur périple, depuis la France jusqu’à leur arrivée en Grande-Bretagne. Nous avons à cœur d’aborder le sujet à travers une histoire humaine, sans voyeurisme.

Regards sur la mer, près du village de Tardinghen, sur une plage souvent utilisée par les migrants 13 août 2020 (AFP / Sameer Al-doumy)

Avec Thomas Bernardi, Journaliste reporter d'images au bureau de Lille, et Sameer Al-Doumy, photographe syrien basé à Caen sans lequel nous n’aurions jamais pu mener ce projet, nous entamons cette immersion pour une durée encore indéterminée.

Notre premier réflexe est de contacter les associations, qui nous invitent à assister à une distribution de nourriture à Grande-Synthe. Située à une quarantaine de kilomètres de Calais, cette commune attire surtout des familles originaires du Moyen-Orient. Nous n’apportons ni caméra, ni appareil photo car nous savons que par crainte de voir leur nom exposé, les exilés ont tendance à fuir les journalistes, qu’ils perçoivent comme un danger pour leur anonymat. 

Nous y rencontrerons Walid, un Koweitien de 29 ans, ainsi que Falah, quinquagénaire irakien, et ses deux filles, Arwa et Rawane. Arrivés il y a une semaine, ils logent tous sous une tente chancelante, nichée dans un sous-bois en bordure d’une voie ferrée.  

Déchets, emballages plastique et tubes vides jonchent le sol. Une poêle carbonisée, abandonnée par les précédents occupants, leur permet tout juste de réchauffer les dons des associations -du riz à chaque repas. Autour d’un thé noir, nous leur expliquons notre projet. Les échanges, exclusivement en arabe, sont conduits par Sameer. Ils acceptent d’être filmés et suivis après une longue discussion. Mais il va falloir briser la glace: les premiers contacts, bien que cordiaux, sont réservés. Walid et Falah nous assurent que la traversée est proche, leur passeur doit les appeler d’ici la fin de la semaine. 

Falah, et sa fille Arwa, 10 ans, le 10 septembre 2020 (AFP / Sameer Al-doumy)
Falah et ses deux filles, le 10 septembre 2020 à proximité de Dunkirk, dans le nord de la France (AFP / Sameer Al-doumy)

 

En attendant, nous les suivons dans leur vie quotidienne: ramassage du bois, distributions alimentaires où il faut jouer des coudes pour récupérer un encas, lessive et bain de fortune dans le canal proche... Walid, cheveux de jais et barbe de trois jours, est plus loquace que son compagnon de route. Réservé et craintif, Falah est surtout préoccupé par le diabète de son aînée, qui l’oblige à trouver de l’insuline chaque jour auprès de médecins et ONG. Une épuisante course contre la montre. 

La fille aînée de Falah, Rawane, le 2 septembre 2020 (AFP / Sameer Al-doumy)

Le matin, nous partageons notre petit-déjeuner avec eux, devant la tente. Autour des croissants, la discussion est parfois laborieuse  mais ces moments simples nous permettent de tisser, petit à petit, une relation de confiance. Nous essayons d’en savoir plus sur leur parcours et les raisons qui les poussent vers l’Angleterre. Comme des milliers d’autres, ils semblent aimantés par ce pays où “travailler sera plus simple” et s'en remettent à Dieu pour le reste.

Du haut de ses dix ans, Arwa, elle, ne quitte jamais son sourire malgré les conditions éprouvantes. Elle semble vivre dans sa bulle. Un jour, elle essaye même notre caméra avec un air malicieux, ersatz de jeu pour tromper l’attente. Un pincement nous serre le coeur à l’idée furtive que dans quelques heures, elle sera peut-être ballottée par les flots au milieu de la Manche. 

 

Arwa et Rawan le 2 septembre 2020 (AFP / Sameer Al-doumy)

 

Par temps clair, la nuit tombée, nous arpentons les plages de Calais, Sangatte ou Escalles. Entre les dunes de sable, on aperçoit régulièrement des objets abandonnés par les migrants: ici, un jogging, là une chaussure ou un duvet fatigué.  Les gendarmes que nous croisons confirment que des tentatives de passage sont en cours. Dans la nuit, c’est un véritable jeu du chat et de la souris qui se joue entre policiers, migrants et passeurs. 

Parallèlement, il faut  trouver un moyen d’accompagner Walid et Falah sur la Manche. L’idée de faire la traversée avec eux se pose. Mais il est pour nous hors de question de financer un réseau criminel à hauteur de plusieurs milliers d'euros pour faire la traversée. Il nous faudra trouver notre propre bateau et éviter ces trafiquants  que Sameer a pu photographier à l'aube sur la plage. Les pêcheurs que nous contactons refusent les uns après les autres; beaucoup craignent d’avoir des problèmes. Un loueur nous rit même au nez en nous exhortant à abandonner notre reportage. “Laissez tomber ! C’est même pas la peine, vous ne trouverez personne!”, nous lâche-t-il. 

Alors nous écumons les  bars où pêcheurs et marins ont leurs habitudes. Début septembre, après trois jours de négociations acharnées, nous parvenons finalement à trouver un petit bateau. Deux loups de mer aguerris seront nos capitaines.  Les étoiles sont alignées : Walid nous confirme que la traversée est pour ce soir.  Nous sommes sur le qui-vive. Mais l’attente est infructueuse, et le groupe rentre à l’aube, dépité: les contrôles étaient trop nombreux. 

(AFP / Sameer Al-doumy)
(AFP / Sameer Al-doumy)

 


Après une mauvaise nuit blanche à même le pont, nous voilà tous les trois frustrés, presque démoralisés de revenir à la case départ. Le reportage nous semble plus que jamais compromis. Mais nous mesurons aussitôt combien notre émotion est dérisoire: passage ou pas, notre avenir, à nous, n’est pas en jeu. Tout juste effleurons-nous une infime partie du long et périlleux périple de ces anonymes qui abandonnent tout dans l’espoir d’une vie meilleure.Pendant des jours, il faut attendre, encore et encore.

“Demain, Inchallah”, répète chaque jour l’intermédiaire de Walid à l’autre bout du fil. Les jours passent. Lassé et impatient, Walid décide de changer de passeur. Falah, qui a payé en avance, est coincé. Après des mois de vie commune, les deux hommes se séparent dans une ambiance tendue. 

Sur la vie de chacun,  nous n’apprendrons que des bribes. Falah a fui l'Irak en 2015, époque où le groupe Etat islamique était en pleine expansion. De Kerbala (sud de Bagdad), il a rallié à pied la Turquie, la Grèce, puis la Macédoine et la Croatie. En pleine vague migratoire en Europe, l'Allemagne ouvrait alors ses portes  à près de 900.000 migrants avant de refermer ses frontières. Les deux dernières années passées dans ce pays lui ont donné le sentiment éphémère d’avoir trouvé une terre d'accueil. Mais l'échec de ses demandes d'asile l'a poussé à reprendre la route.

(AFP / Sameer Al-doumy)

 

Walid, le 4 septembre 2020 (AFP / Sameer Al-doumy)

 

Walid, exilé depuis 2018, est un "Bidoune", ces Bédouins originaires du Koweït apatrides de génération en génération. Sans passeport, les Bidoune n'ont ni le statut de ressortissant national ni celui d'étranger dans leur propre pays, et sont donc privés de tout droit politique, social ou économique. Passé également par la Grèce Walid est aujourd'hui déçu par l'Union européenne qui "ne te donne rien et finit par t'expulser".

Le jour de la traversée finit par arriver. Dans l’après-midi, des groupes entiers quittent le camp de Grande-Synthe, munis d’un sac poubelle où ils cachent leur gilet de sauvetage, pour aller faire la queue devant les arrêts de bus et rejoindre leur point de départ. Ici, pas de forces de l’ordre pour les bloquer. Nous sentons que la traversée est imminente. Après avoir confié à Walid un téléphone qui lui permettra de partager avec nous sa position en temps réel, nous embarquons sur le bateau dès 21h00. Nous passons la nuit au large, afin de ne pas rater le départ de Walid, qui s'est caché avec son groupe entre les dunes et arbustes de la plage. 

Les forces de l'ordre patrouillent sur la plage de Sangatte, dans le nord de la France, le 1er septembre 2020 (AFP / Sameer Al-doumy)

 

 

Les faisceaux des lampes des gendarmes balayent la plage, à quelques mètres à peine de l'endroit où ils attendent leur passeur. Dans la nuit du 10 au 11 septembre, scotchés à notre écran, et grâce aux partages de position envoyés par Walid à Sameer sur WhatsApp nous les voyons se déplacer au gré de l’avancée des patrouilles. Vers sept heures, le signal est lancé. Le canot de Walid prend la mer. Au loin, une ombre s’avance vers nous dans l’aube, pour devenir de plus en plus nette. 

Ils sont une quinzaine entassés sur ce pneumatique, dont des femmes et des enfants, après une nuit blanche dans le froid humide de la côte d’Opale. Même à distance, l’inquiétude se lit sur les visages mais aucun d’eux ne semble vraiment apeuré. Au contraire, nous sommes frappés par le sang froid qui se dégage de la scène. Certains esquissent même quelques sourires tandis que le canot sillonne l’eau à 5 km/h.

11 septembre 2020, le départ (AFP / Sameer Al-doumy)

Une fois en mer, seule une panne moteur inquiète les migrants: la priorité des autorités étant de sauvegarder la vie humaine, elle n’interviennent en mer qu’en cas de détresse et ne tentent pas de les arrêter. Toute intervention en mer peut en effet créer un accident. Les manœuvres de grands bateaux peuvent être dangereuses, entrainer de grandes vagues et faire chavirer l’embarcation, où amener des migrants qui ne savent pas nager à se jeter à l'eau.

11 septembre 2020, le départ (AFP / Sameer Al-doumy)

Nous suivons le canot à distance, pour pouvoir raconter cette traversée, en sachant que nous appellerons les secours avec la radio au moindre problème. De temps à autre, Walid agite la main ou lève le pouce pour nous dire que tout va bien. Dans leur périple, lui et ses compagnons ont de la chance: même par beau temps, la mer est rarement aussi calme. 

Aux alentours de 10H00, le bateau traverse l’invisible frontière maritime séparant les eaux territoriales françaises de celles du Royaume uni. Voilà les eaux britanniques ! Walid et ses compagnons exultent en levant les bras au ciel. Après trois heures en mer entre cargos et ferries, et même quelques dauphins et un phoque, l’émotion nous saisit en voyant ce grand gaillard s’éloigner. L’Angleterre lui réserve-t-elle un avenir plus doux? Hélas, nous sommes loin d’en être convaincus.

(AFP / Sameer Al-doumy)

Le moment est venu pour nous de rebrousser chemin mais l’histoire n’est pas terminée. De l’autre côté du Channel, au port de Douvres, une équipe de l'AFP a aussi fait le déplacement pour filmer l'arrivée. Sur le groupe Whatsapp, nous leur envoyons notre dernière position et des indications pour reconnaître le bateau de Walid parmi les autres arrivés ce jour là.

Les réfugiés débarquent finalement trois heures plus tard, épuisés  mais heureux d’avoir atteint leur but, aussitôt pris en charge par les autorités britanniques.  Nous n’aurons plus de nouvelles de Falah, mais nous avons appris qu'il a finalement réussi à traverser avec ses filles.  Quant à Walid, il a repris contact avec nous depuis un centre de rétention au nord de Londres, où il este resté quatre jours avant d'être transféré dans un hotel « confortable », en attendant les démarches pour sa demande d’asile. De retour à Lille, nous nous plongeons dans trois semaines d’images, avec le sentiment puissant d’avoir, plus que jamais, de la chance. 

 

 

Récit de Clément Melki, Thomas Bernardi et Sameer al-Doumi. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer. 

Clément Melki
Thomas Bernardi
Sameer al-Doumy