Mulhouse: descente aux enfers et retour

Mulhouse - Mi-mars à Mulhouse, le virus nous semblait bien lointain: Chine, Italie… Nous ignorions qu’il gagnait du terrain, en silence, parmi les fidèles de l’église évangélique "La Porte ouverte chrétienne", rassemblés dans le quartier de Bourtzwiller. Nos habitudes avaient peu changé. Nous nous serrions la main entre collègues et nous posions des questions aux réponses parfois confuses: “Faut-il porter des gants ? Un masque ? Non, les masques ne servent à rien…”. Le 15 mars, dimanche de premier tour des municipales, j’ai couvert le scrutin. Pour le reste, j’en étais encore à faire ce que l’on appelle des “images d’illustration”, des photos qui illustrent un lieu et une situation mais qui ne sont pas porteuses d’infos en tant que telles. La photo du bâtiment de "La Porte ouverte chrétienne" par exemple. 

Croix de l'église évangélique de la Porte ouverte à Mulhouse, le 4 mars 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

Soudain, le lendemain, tout s’est accéléré. Le début du "merdier", ai-je envie de dire. D’un seul coup, la frontière a été fermée côté allemand, les supermarchés pris d’assaut, l’usine Peugeot également fermée...

Le 17 mars, déjà, la sensation de l’urgence: je couvre l’évacuation médicale d’un malade infecté par le coronavirus, en hélicoptère. J’ai à peine un quart d’heure pour rejoindre l'hôpital où le patient doit être récupéré.

Evacuation sanitaire depuis l'hôpital Emile Muller de Mulhouse, dans l'est de la France, le 17 mars 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

Je me positionne, j'attends 10 minutes. Cinq soignants surgissent du bâtiment avec un brancard et foncent droit sur moi.  Dans ce genre de situation, on n’a pas vraiment le temps de comprendre. Tu fais tes photos, eux ne s'occupent pas de toi. C’était mon premier “contact” avec la maladie et la scène racontait toute sa gravité: les soignants étaient couverts de la tête aux pieds, masques, gants, charlottes, blouses ! Le brancard harnaché, le malade branché de partout, le respirateur… 

(AFP / Sebastien Bozon)

Le bourdonnement des hélicoptères dans le ciel de "Covid-city" -Mulhouse que nous avions rebaptisée ainsi entre collègues et  amis- est devenu familier. Notre quotidien était rythmé par les évacuations sanitaires de l’opération Morphée, à bord d'un Airbus de l'armée de l'air, ou à bord de TGV médicalisés. Chaque jour, il me fallait non seulement photographier ces scènes mais aussi ​récupérer contacts et témoignages, vérifier des infos, négocier en permanence les autorisations et accès avec l’hôpital, l’armée... Impossible de sortir la tête de l’eau.

(AFP / Sebastien Bozon)
Evacuation sanitaire à bord d'un A330 de l'armée le 31 mars 2020 à l'aéroport de Bale-Mulhouse (AFP / Sebastien Bozon)

 

Pendant ce temps, le coronavirus continuait sa macabre entreprise, débordant les services hospitaliers. Après Mulhouse, il s'attaquait à Colmar, où nous avons réussi à obtenir l’autorisation - la première - de réaliser un reportage aux urgences. L’Alsace avait en quelque sorte deux semaines “d’avance” sur le reste du pays et jusque-là personne en France n’avait conscience de la situation. Ces images, ont fait comprendre au reste du pays ce qui l'attendait.

Le 26 mars avec Viken Kantarci, mon collègue de l’AFPTV, nous voilà donc dans cet hôpital. Les trois quarts des lits du service des urgences sont réservés aux malades du Covid-19. Une fourmilière. Un bal incessant d'ambulances déchargeant des malades, très vite pris en charge. L’impression d’un bazar tout à fait organisé où chacun sait ce qu’il a à faire, comme une espèce de chorégraphie. Un flux continu, presque enivrant. Tu sens la solidarité, les équipes se serrent les coudes, c'est éreintant. C'était assez fou aussi, très très impressionnant. 

Ce jour-là j’ai vu “mon premier mort” sur un brancard. Un patient qui n'a même pas pu arriver en réanimation… Ce fut très furtif, et j’ai compris que bientôt, il me faudrait prendre beaucoup des photos de ce genre.

Nous avons été autorisés à pénétrer dans le service de réanimation. Pour passer en “zone propre”, il faut se défaire de tout le matériel de protection. Et à nouveau remettre tout le matériel pour retourner en "zone sale".

Hôpital Louis Pasteur de Colmar, le 26 mars 2020 (AFP / Sebastien Bozon)
Hôpital Louis Pasteur de Colmar, dans l'est de la France, 26 mars 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

On comprend mieux la complexité pour les soignants. Tout est très lourd. C'est angoissant. Nous retirons nos vêtements, nos montres, puis on nous tend un pantalon, une chemise. Les soignants nous expliquent que nous sommes dans une zone “à très fort potentiel viral”, ce qui n’est pas pour nous rassurer… Et là, nous nous retrouvons face à des malades dans le coma, intubés. Il faut être attentif à ce que l'on fait, éviter de se cogner à quelque chose. 

La mort est partout. Dans ce service on voit une dizaine de box, qui nous sont inaccessibles, trop dangereux. Les soignants, eux, évoluent calmement dans cet univers, avec un grand naturel. La cheffe du pôle réanimation nous accueille chaleureusement tout en se demandant ce que nous faisions là et si nous avons conscience de la “dangerosité” virale des lieux. Pas de doute pour nous, nous devions témoigner et montrer ce lieu, au cœur de l'épidémie. Mais nous ne nous sommes pas éternisés: 15-20 minutes, et nous sommes ressortis de cette journée épuisés. 

Hôpital Louis Pasteur de Colmar, dans l'est de la France, 26 mars 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

Pendant ces dix premiers jours de couverture nous avions vraiment la “tête dans le guidon”. Puis, nous avons commencé à anticiper la suite. La mortalité avait déjà explosé. Le moment était venu de parler aux entreprises de pompes funèbres. Me voilà donc en contact avec une entreprise de Mulhouse. Ses patrons sont réticents: ils affirment qu’une chaîne de télévision a filmé, sans autorisation, le corps d’une victime dans un Ehpad. 

J’ai finalement pu réaliser un travail de plusieurs jours avec ses équipes, en profondeur, ce que je préfère. Des cercueils, j’en avais vu dans ma carrière, mais pas depuis le début de la crise car nous étions concentrés sur les urgences, les évacuations. Et là, il y en avait partout ! Les équipes de l’entreprise Lantz n’arrêtaient pas. 

Il faut chercher des personnes décédées à tel endroit, sans faire “de soins” aux corps, ni de présentation aux familles… Lors de la récupération des dépouilles, les employés sont équipés de pied en cap et superposent deux paires de gants. Le corps est dans une housse qu'ils glissent dans le cercueil. Là ils retirent la première paire de gants et la jettent, avant de fermer le cercueil, pour éviter tout risque de transmission du virus à la surface. La première paire de gants ne sert qu'à manipuler la housse.

Employés de l'entreprises de pompes funèbres Lantz, le 5 avril 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

Ce fut un reportage de cinq jours très fort. A la fin je connaissais les prénoms de presque tous les employés. Les soignants sont applaudis mais ces personnes ont elles-aussi une véritable mission sanitaire: il faut débarrasser les morgues. Ces employés travaillent comme des chiens tous les jours de la semaine, sans jamais s’arrêter.

Par la suite, il m’a fallu couvrir des obsèques. 

 
Arrivée au cimetière de Kingersheim (Haut-Rhin), dans l'est de la France (AFP / Sebastien Bozon)

Émotionnellement, c'était trop pour moi. Jusque-là j’avais vu des sacs mortuaires mis dans des boîtes en bois et j'avais l'impression de "bien le vivre". J’étais en lien avec la médecin de l'AFP et ça allait. Mais lorsque l’on assiste à des obsèques, là, on est en prise directe avec la tristesse, l'empathie, parfois aussi la misère, certaines inhumations sans pierre tombale, le cercueil le plus basique… 

 
Une fleur en plastique rouge, délicatesse du personnel soignant à l'égard des proches des victimes de la maladie de Covid-19, dans la morgue de 'hôpital Emile Muller de Mulhouse, dans l'est de la France, le 22 avril 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

Me voilà dans l'intimité des gens et c'est compliqué, il faut aller demander aux proches l'autorisation de prendre des images, expliquer brièvement ce que l’on fait et pourquoi. Les personnes présentes n'ont ni le temps, ni l'envie de réfléchir aux demandes d'un inconnu. J'avais répété quelques phrases pour être le plus concis et efficace avec un mot de condoléances au début. Je tentais de me montrer le plus discret possible, de ne pas trop “déclencher” mon appareil, rester à distance. Vers la fin, quand venait le temps du recueillement, je me sentais de trop et m’éclipsais. 

 

Personne ne m'avait forcé, mais il me semblait indispensable de raconter “toute”  l'histoire, y compris ces enterrements et ces deuils escamotés. J'ai tenté de préserver mes proches. Ma compagne n'a pas vu toutes ces photos. Mais quand je lui demandais de me préparer un sac poubelle sur le pas de la porte pour y mettre mes vêtements de retour de reportage, elle n’était sans doute pas dupe…. 

J'ai fait deux ou trois reportages dans des zones à potentiel viral élevé. Là, quand je rentrais, je me déshabillais sur le pas de ma porte, toutes mes affaires partaient à la machine et je fonçais sous la douche. Tous les jours, je désinfectais tout le matériel et les semelles de mes chaussures dans la voiture, mais aussi le volant, le levier de vitesse, les poignées à peu près systématiquement. Je savais que ma compagne allait peut-être prendre notre voiture pour aller faire des courses. C'est le gros truc de la maladie : il faut se préserver soi-même et préserver les autres.

Mon travail, je l’ai accepté. En revanche j’évitais de lui dire que j’avais passé ma journée à voir des cadavres. A la maison nous faisions tout pour vivre normalement, mais avec quelques règles de sécurité. Nous sommes cinq dans la famille, impossible de vivre chacun enfermé dans une pièce. 

A la maison... le 15 avril 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

J'ai fait attention: je portais toujours au minimum un masque pour tous mes reportages, mais malgré mes précautions je pense avoir attrapé le virus, sans beaucoup de symptômes, essoufflement, maux de tête... Ma compagne aussi a priori. Je ne sais pas si je l'ai ramené d'un reportage ou si c’est elle qui l'a ramené du supermarché. Mais c’est pesant. Cela tourne à l'obsession, la psychose, ça tourne tout le temps, en boucle. J'aimerais beaucoup être testé pour savoir si j’ai vraiment été infecté.

Début avril nous sommes allés en Haute-Saône dans la plus importante usine de cercueils en France donc. Une menuiserie, juste des boîtes en bois… Un sujet presque relaxant par rapport ce que j'avais photographié avant.

Fabrication de cercueils dans l'entreprise OGF de Jussey (Haute-Saône), dans l'est de la France, le 8 avril 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

Beaucoup de gens m'ont envoyé des messages de félicitations, j'ai reçu de nombreuses marques de sollicitude, des choses qui sont très agréables et surprenantes pour moi car j'ai le sentiment d’avoir juste fait mon travail. J'ai fait un reportage la semaine passée sur des patients qui rentraient chez eux, un beau point final, parce que cette maladie, on en guérit aussi. Des gens meurent, mais énormément s'en sortent. 

Un grand merci des soignants envoyé aux Français qui les ont soutenus en pensées. Hôpital Emile Muller de Mulhouse, le 30 avril 2020 (AFP / Sebastien Bozon)
La patiente Malika Fisli, guérie quitte l'hôpital Emile Muller sous les applaudissements des soignants, le 29 avril 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

 

Maintenant, vient l’incertitude qui gagne d’autres Français: je suis pigiste et en juillet par exemple je travaille souvent sur des festivals comme les Eurockéennes de Belfort, mais tout est annulé...

 

 

Hôpital Emile Muller de Mulhouse, le 24 mars 2020 (AFP / Sebastien Bozon)

Récit: Sébastien Bozon. Propos reccueillis par Marc-Antoine Baudoux. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer