Un tsunami intime

Paris -- Six ans se sont écoulés depuis le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima. Je n’ai couvert qu’une petite partie de ces évènements, mais chaque année, autour de la date anniversaire du 11 mars, le souvenir de mes ancêtres résonne en moi et me plonge dans le recueillement, écrit Mie Kohiyama, journaliste au service Web et Mobiles à Paris. 

Mon père est japonais (ma mère française). Il est issu d’une famille de samouraïs dont le fief était proche de Fukushima. Ma grand-mère paternelle avait été témoin du grand tremblement de terre du Kanto en 1923, qui avait fait plus de 100.000 morts à Tokyo. Elle en avait été profondément marquée et s’était lancée dans des études d’architecte pour reconstruire sa ville.

Une statue dans une rizière dévastée par le tsunami du 11 mars 2011, à Natori.23 avril 2011. (AFP / Yasuyoshi Chiba)

A chaque 11 mars, j’éprouve le besoin d’honorer les morts et disparus. Près de 20.000 personnes ont péri dans la vague qui déferla sur la côte nord-est du Japon, après un séisme de magnitude 9.

Dans la ville dévastée de Rikuzentakata, huit jours après le tremblement de terre et le tsunami qui ont frappé le Japon. 19 mars 2011. (AFP / Nicholas Kamm)

Pourquoi revenir sur la couverture du tsunami aujourd’hui?

Parce que certains souvenirs sont figés dans ma mémoire. Parce que je n’avais jamais été dépêchée sur un sinistre d’une telle ampleur, porteur de tant de résonances intimes. J’en parle peu avec mes amis japonais, pas plus qu’avec mon père. Au Japon, on préfère souvent enfouir les souvenirs trop douloureux. Les écrire m’aide, je pense, à les dépasser.

Le 11 mars 2011 donc, j’arrive au service vidéo de l’AFP à Paris, où je viens d’achever une formation de JRI, lorsqu’apparaissent sur les chaînes de télévision, les images de la vague qui emporte tout sur son passage et rase des villes entières autour de Sendai. Je réfléchis à peine et me porte volontaire pour partir.

Malgré mon inexpérience, ce sera en tant que JRI car les besoins en journalistes texte sont pourvus. Je rentre chez moi prendre deux sous-vêtements, une brosse à dents et un dictionnaire franco-japonais.

Dès le lendemain, une première explosion endommage le bâtiment du réacteur numéro 1 de la centrale nucléaire de Fukushima. Les premières mesures d’évacuation et confinement sont prises. C’est le début d’une série d’explosions qui plonge le Japon et le monde dans une angoisse qui va durer des jours, des semaines, puis des mois.

J’arrive à Tokyo le 13 mars. Et suis frappée de voir les « konbini », un genre de supérettes,  dépourvues de denrées. Les circuits logistiques sont interrompus, les produits n’arrivent plus, les usines du nord-est ne tournent plus, et la moitié du Japon en pâtit.

Le lendemain, mon premier reportage consiste à survoler les zones sinistrées dans un petit avion pour faire des images « vues du ciel » (vidéo web….). C’est très inconfortable, avec de de fortes nausées en raison des chutes brutales du petit appareil aspiré par les trous d’air. Il nous faut trois heures pour atteindre la côte de Sendai. 

La vue est saisissante: des kilomètres de côte engloutis par la mer, à perte de vue. Il faut vite ouvrir le hublot, bien tenir la caméra à cause du vent et des sauts de l’appareil, regarder rapidement l’objectif, oublier nausée et vertige et appuyer sur "record".  Par miracle, quelques images stables sortent de ce vol acrobatique et provoquent quelques centaines de clics sur internet en quelques minutes. La première mission est remplie.

Nous sommes encore en vol quand une deuxième explosion se produit au réacteur numéro 3 de la centrale, soufflant le toit du bâtiment. Les images passent en boucle sur les chaînes de télévision. Personne ne connaît alors vraiment l’étendue des dégâts et l’hypothèse d’une catastrophe nucléaire majeure se dessine.

Cinq jours après le tsunami, à Natori, le 16 mars 2011. Le bilan est alors de 11.000 victimes. Il grimpera jusqu'à plus de 18.500. (AFP / Mike Clarke)

A Tokyo, il est décidé que je ferais équipe avec Olivia Hampton, journaliste texte venue de Washington et Roslan Rahman, photographe basé à Singapour.

Contrôle de contamination à Koriyama, la préfecture de Fukushima, le 18 mars 2011. Des explosions ont déjà touché trois des bâtiments abritant chacun un réacteur. (AFP / Ken Shimizu)

Le 15 mars, nous partons pour les zones touchées par le tsunami, avec de fortes interrogations sur la situation de la centrale. Le matin même, une troisième explosion frappe  le bâtiment Numéro 4. La possibilité d’une fusion des cœurs des réacteurs est évoquée. Nous sommes tous préoccupés par les risques de contamination.

Quant à moi, j’éprouve un mélange de peur et de détermination à témoigner des souffrances qu’endure ma patrie. A ce moment-là, je suis persuadée qu’en tant que journaliste et Franco-Japonaise, je ne peux pas me trouver ailleurs qu‘au Japon. 

Les routes étant réservées aux urgences ou impraticables, nous avons pris un vol jusqu’à Akita sur la côte ouest, puis une voiture de location pour rallier la côte est. En chemin, nous consultons les sites d’information divers, notamment anglo-saxons et allemands. Des responsables européens évoquent une possible catastrophe « pire » que Tchernobyl. L’angoisse monte dans notre équipe. 

Nous atteignons le petit port de Miyako, le 16 mars au soir. Nous roulons lentement dans les rues jonchées de détritus, à peine éclairées par les phares de la voiture. Notre premier reportage sera pour le centre de secours où les pompiers viennent se reposer après avoir cherché des disparus toute la journée.

Le premier secouriste interviewé a le visage grave et pâle. Il vient sans doute de charrier des corps au milieu d’un champ de ruines. De cela il ne nous parle pas. Il nous exprime juste sa terrible angoisse de mourir sous l’effet d’un nuage radioactif auquel personne ne pourrait échapper. Certes, Miyako est situé à quelque 200 kilomètres de la centrale, mais la crainte de ce pompier est celle d’un grand nombre. Elle nous imprègne. 

La menace d’une catastrophe majeure, impalpable, en fait presque oublier celle dont les stigmates sont bien réels.

Un pompier (en bas à droite) près d'un petit cargo échoué dans la ville portuaire de Kesennuma, le 20 mars 2011. (AFP / Philippe Lopez)
Des habitants dans les décombres de Rikuzentakata, le 22 mars 2011. (AFP / Nicolas Asfouri)

 

Le lendemain matin, nous revenons à Miyako constater l'étendue des dégâts.

La température est glaciale mais il fait un temps magnifique, avec un ciel azur comme le Japon en a le secret l’hiver. Il a même neigé, ce qui adoucit la désolation du paysage. Maisons aplaties, effets personnels répandus parmi les ruines. Un vieux vélo sorti de nulle part, des valises ouvertes, des voitures sur les toits des maisons. Je n’ai jamais rien vu de tel. J‘ai l’impression de filmer un décor de film d’apocalypse imaginé par Hollywood.

Les rues sont désertes quand surgit un homme qui porte un masque blanc et un anorak orange. Il marche vite la tête baissée. En arrière-plan, les ruines de la ville ainsi que les montagnes enneigées presque trop belles.

Tout à coup, un haut-parleur se met à hurler des consignes à la population sur un ton martial en répétant la même chose en boucle. Je n’arrive pas bien à comprendre le message, le son étant mauvais et ma maîtrise du Japonais basique.

Je suis prise d’une terrible crise de panique. « Et si ordre était donné d’évacuer le Japon? ». 

Nous ne pouvons concrètement rien faire pour nous échapper dans la seconde au milieu des ruines. Nous sommes par ailleurs injoignables car aucun portable ni connexion internet ne passe sur ces zones.

Si un panache radioactif est en train d’envahir l’Archipel il est trop tard. Saisie d’une sorte de sidération, j’ai comme la sensation que mon corps s’évapore. Ma peur de mourir aura été si forte que je crois avoir laissé ce jour-là à Miyako une partie de mon âme de journaliste…

Une vieille dame remercie un membre des Forces d'auto-défense, l'armée japonaise, à la sortie du bain public temporaire d'un refuge, à Koryama, 21 mars 2011. (AFP / Go Takayama)

Je déambule éberluée dans le port dont il ne reste plus rien. La mer est alors si calme. Comment imaginer une seule seconde que la mort et la destruction sont venues de l’eau .

Plusieurs médias occidentaux se sont fait l’écho de ce qu’ils percevaient comme la dignité des Japonais après le tsunami. Certes, il y eut très peu de vols et de pillages. Une forte discipline et abnégation qui ont conduit au fil des jours les zones touchées à être consciencieusement remises en ordre par les militaires et les survivants.

De mon côté, j’ai davantage été marquée par l’expression d’émotions que je n’avais jamais observées chez mes compatriotes. 

Je me souviens de cette femme, visage blafard et regard totalement vide, au côté de son mari qui discutait avec les militaires. 

Une vieille femme prépare un déjeuner dans un logement provisoire de carton, dans un centre pour évacués à Miyako, le 21 avril 2011. (AFP / Toru Yamanaka)

De ces deux voisines, qui se sont précipitées en riant de bonheur dans les bras l’une de l’autre en découvrant qu’elles étaient en vie.

De cette femme qui hurlait aux bulldozers d’arrêter de remuer les ruines car son fils se trouvait encore dessous, croyait-elle. De cet homme ayant tout perdu, qui rigolait d’embarras dans un centre d’appels public en demandant à des membres de sa famille de lui envoyer quelques vivres.

Et enfin de cette grand-mère bossue errant au milieu des ruines avec sa canne et venant à nous pour nous raconter avec de grands mouvements de bras et un regard rempli d‘épouvante, comment la vague s’était abattue sur la ville et comment chaque nuit, elle se réveillait au milieu d’un cauchemar où tout recommençait…

Vendredi 18 mars. Le bureau de l’AFP à Tokyo déménage à Osaka par mesure de sécurité. L’autre équipe vidéo quitte le Japon sous la pression de leur famille. Je reste seule vidéaste sur le terrain, en attendant l’arrivée des nouveaux volontaires. Le coordinateur m'assure qu’il comprendrait parfaitement que je souhaite partir. L’angoisse est forte, mais quelque chose me pousse à continuer.

Une famille prie pour les victimes, au milieu des décombres de la ville de Rikuzentakata, le 17 avril 2011. (AFP / Yasuyoshi Chiba)

Difficile de rassurer ou d’expliquer à mes proches et amis qui m’envoient des e-mails au beau milieu de la nuit pour me supplier de rentrer en France, que cette catastrophe qui touche la terre de mes ancêtres fait partie de mon ADN. Quitte à aller au-delà de mes propres limites, ce dont je ne suis alors pas consciente.

Nous nous rendons dans le port de Kamaishi, qui ressemble à une ville fantôme. Porté par la vague, un immense cargo a échoué au beau milieu d’une route. Les rues sont inondées, les immeubles éventrés. Il règne une odeur pestilentielle, mélange d’égout et de mort.

Nous prenons davantage le temps de discuter avec les habitants.

Un retraité rencontré au bord d’un ruisseau, où il vient chercher de l‘eau, nous invite chez lui. 

Un rescapé, à Kamaishi, près d'une maison où des secouristes américains cherchent des survivants. 16 mars 2011. (AFP / Nicholas Kamm)

Vivant sur les hauteurs,  de Kamaishi, sa maison a été épargnée. Il tient à nous montrer les photos de ses ancêtres. Puis il se lance dans un long monologue.

« Des tsunamis, nous en avons déjà vus, nous en verrons d’autres. Revenez dans deux ans, Kamaishi sera reconstruit ».

Parfois, il accepte que je le filme, à d’autres moments il me dit d’arrêter. Nous ne savons pas trop comment réagir.

Nous comprenons que derrière cette apparence rigide, se cache un homme seul, ébranlé par les évènements, qui a besoin de compagnie.

Nous avons également passé du temps chez une famille de modestes pêcheurs. Nous avons apporté des onigiris, des boules de riz fourrées et entourées d‘algue, une denrée rare. Les sinistrés ne se nourrissent depuis des jours que de barres énergétiques, distribuées par les secouristes. Nous revenons les voir le lendemain. Ils ont partagé ces onigiris avec leurs voisins.

Instant capté le dernier jour de mon reportage : ce jeune couple, masque blanc sur le visage, qui marche à travers les ruines à la recherche d’effets personnels qu’ils pourraient récupérer. Soudain, l’homme et la femme s’arrêtent devant un album photo ouvert et reconnaissent la famille de leurs voisins. Ils le récupèrent émus par leur découverte.

Ma couverture du tsunami s’achève à Kamaishi. D’autres volontaires prennent la relève. 

Quand je suis rentrée en France j’ai eu droit à une visite médicale obligatoire, parce que nous ne savions pas l’étendue de l’irradiation possible après un séjour au Japon. Les résultats sont tombés quelques semaines plus tard. J’ai été légèrement contaminée à l’iode-131, mais à une dose qui n’est pas dangereuse pour la santé, selon le médecin

Une famille prie pour les 74 élèves et 10 enseignants de l'école Okawa ayant péri dans la catastrophe, à Ishinomaki, à l'occasion de son premier anniversaire, le 11 mars 2012. (AFP / Kazuhiro Nogi)

Je suis retournée au Japon en mars 2016, lors du cinquième anniversaire de la catastrophe. Là où j’avais laissé la mort, j’avais besoin de voir la vie. Dans les ports détruits par le tsunami, j’ai vu de vastes zones vides en construction. 

Aujourd’hui, les zones sinistrées continuent à panser leurs plaies. Des dizaines de milliers de  personnes vivent encore dans des préfabriqués avec leur cortège de dépressions, de cas de suicide ou d’alcoolisme.

Le gouvernement japonais mène une politique de retour des habitants dans les zones anciennement contaminées. Il y eut plus de 160.000 déplacés suite à la catastrophe. Sans compter la décontamination et le démantèlement de la centrale de Fukushima qui prendra encore des décennies.

A Ishinomaki, ville voisine de Sendai, j’ai brûlé symboliquement une lettre destinée à mes ancêtres, sentant naître en moi un début de paix.

Mie Kohiyama