Photographe sans appareil au milieu du chaos
IQUIQUE (Chili), 7 avril 2014 – Je suis photographe professionnel à Iquique, une des plus jolies villes du nord du Chili, célèbre pour ses plages. Je possède un appareil reflex numérique Canon EOS 7S d’une extrême précision, doté d’une multitude de fonctions et qui peut même tourner des vidéos de qualité cinéma. J’habite au vingt-et-unième étage d’un immeuble sur le front de mer, avec une vue extraordinaire sur l’océan Pacifique.
Mais quand survient un tremblement de terre de magnitude 8,2 suivi d’une alerte au tsunami, que l’immeuble tangue et craque de façon sinistre, on ne pense qu’à s’enfuir à toutes jambes sans demander son reste. Un appareil photo, c’est la dernière des choses qui vous vient à l’esprit. Du moins, jusqu’à ce qu’on arrive dans la rue et que les réflexes professionnels reprennent le dessus. Alors, l’appareil photo est le seul objet qu’on aimerait avoir emporté avec soi…
Je suis en train de regarder la télévision dans ma chambre, ce 1er avril, quand tout commence à bouger. En l’espace de quelques secondes, la télévision se fracasse par terre et des dizaines d’objets sont projetés sur le sol. L’immeuble se contorsionne comme s’il était en gélatine.
Sans réfléchir, je fonce dans l’escalier plongé dans l’obscurité. Des hurlements résonnent de toutes parts. Beaucoup de mes voisins se précipitent en direction du toit de notre tour (ils pensent que c’est plus prudent de gagner les hauteurs à cause de l’alerte au tsunami). D’autres, comme moi, dévalent l’escalier à toute vitesse et ne pensent qu’à gagner le plancher des vaches. Tout le monde se rentre dedans, tombe, se piétine dans le noir. C’est le chaos total. Il est presque impossible de tenir debout tant les secousses sont violentes. Qu’une construction puisse résister à des mouvements d’une telle ampleur dépasse l’entendement.
Et voilà qu’une fois en bas, je me souviens de l’appareil photo que j’ai laissé chez moi, en haut… Je m’apprête à remonter les vingt-et-un étages quatre à quatre pour récupérer mon outil de travail, sans lequel je ne suis rien. Mais juste à ce moment-là, une violente réplique me ramène à la raison. Je renonce. Trop dangereux…
Je m’aperçois que j’ai mon téléphone dans la poche de mon pantalon. Un iPhone 5, dont il ne reste que 20% de batterie…
Heureusement, j’ai laissé des chargeurs en réserve dans ma voiture. Un violent séisme était attendu à n’importe quel moment dans la région, et chacun a pris ses précautions.
Iquique est bien préparée aux tremblements de terre. Dans toutes les rues, des panneaux indiquent comment gagner les hauteurs en cas d’alerte au tsunami. Des points de rassemblement en zone sûre pour les personnes évacuées sont définis à l’avance. Les télévisions incitent en permanence les familles à élaborer des plans d’urgence, des psychologues expliquent inlassablement comment protéger les enfants et, surtout, comment éviter la panique. Dans les commissariats, dans les bureaux, dans les écoles, on répète à longueur d’année qu’il faut toujours avoir à portée de main des réserves d’eau minérale, une lampe de poche et des vêtements de rechange. Moi, j’avais prévu de mettre de côté des chargeurs de portable.
Mais évidemment, quand un séisme survient pour de vrai, c’est une autre paire de manches. Des puissantes sirènes se mettent à sonner de partout. Les carabiniers parcourent les rues en ordonnant à la population d’abandonner immédiatement leurs maisons pour se rendre sur les collines, à l’abri des vagues géantes. Les messages d’alerte des services d’urgence se succèdent sur mon téléphone.
Comme des milliers d’autres personnes, je me rends en « zone sûre », en l’occurrence le stade Tierra de Campeones. Faute de mieux, je commence à prendre des photos avec mon iPhone.
Je veux montrer le désespoir des résidents évacués à la hâte. Quelque 5.000 d’entre eux sont déjà rassemblés dans le stade. Beaucoup sont en sous-vêtements. Surpris en plein sommeil, ils n’ont pas eu le temps de sauter dans leurs habits. Une fois les premiers instants de panique passés ils se souviennent de la pudeur et se couvrent comme ils peuvent.
Mon appareil photo me manque. Mais au moins, mon téléphone a l’avantage de pouvoir transmettre les images pratiquement en temps réel à l’AFP, par SMS ou par email. Alors que si j’avais utilisé mon Canon, les photos seraient arrivées une heure plus tard.
Malgré l’alerte au tsunami, je prends ma voiture et je me dirige vers la côte. Je ne veux rester sur place que quelques minutes, pour prendre des images de ce qui est en train de se produire. Je passe devant le casino, complètement inondé par une vague. Je ne suis pas rassuré. Des motards de la police me hurlent de déguerpir immédiatement.
Je rebrousse chemin. En cours de route, je tombe sur cinq maisons en flammes au bord de la plage. D’autres photos, d’autres envois. J’apprends que 300 détenus ont profité du séisme pour se faire la belle. Je me dirige vers la prison mais en chemin, je tombe sur des bateaux de pêche renversés. Certains ont été projetés sur les quais. De petites vagues défilent sur le rivage.
J’ai les photos que je voulais. Je retourne en sécurité, à 30 kilomètres à l’intérieur des terres.
Plusieurs jours ont passé depuis cette nuit de cauchemar. Je ne compte plus les répliques. Tout continue à bouger, tout le temps. A l’heure où j’écris, ne suis pas encore retourné chez moi. J’attends que ça se calme.
Aldo Solimano est un photographe qui travaille pour l’AFP à Iquique, au nord du Chili.