Les environs de la maison familiale de Miwa Suzuki quelques jours après le tsunami du 11 mars 2011 (photo: Miwa Suzuki)

Au cœur du cataclysme

TOKYO, 17 avril 2012 - Quand le tremblement de terre a frappé, j’ai d’abord pensé que ce n’était pas si grave que ça. Au Japon, les séismes et les alertes au tsunami sont quelque chose d’habituel. J’ai commencé à réaliser mon erreur quand j’ai vu les premières images aériennes à la télévision, quand les flashes de l’agence de presse Jiji ont rapporté que des gens avaient été emportés par les flots dans des endroits que je ne connaissais que trop bien. Le désastre a frappé le cœur de l’endroit où je suis née, le district de Watanoha, à Ishinomaki.

Ce jour-là, à l’AFP, j’ai continué à écrire, à envoyer des informations sur les dégâts, sur le bilan des victimes. Pendant que je faisais mon travail, je sentais les frissons déferler le long de ma colonne vertébrale. J’avais l’impression d’avoir été jetée dans un torrent. Pour garder la tête hors de l’eau, j’étais obligée de nager. Et nager, ça, je savais faire : dans les rapides de l’actualité brûlante, je continuais à dicter des informations urgentes à mes collègues, à rédiger des phrases à toute vitesse. Au fond de moi, j’étais terrifiée. Mais la seule chose dont j’étais capable, c’était de rester au bureau. D’habitude, je quitte mon travail de bonne heure pour aller m’occuper de mes deux enfants. Ce jour-là, je n’ai plus pensé à eux jusqu’au moment où, le soir, leur école m’a appelée au bureau… Penser à ma mère et à ma sœur m’avait complètement absorbée. « Je savais que tu ne viendrais pas me chercher », m’a dit plus tard mon fils de dix ans. Ce soir-là, les enfants sont restés chez des amis et je les ai retrouvés le lendemain.

"Ecrire était la seule chose dont je me sentais capable"

J’ai composé un million de fois le numéro d’urgence de la compagnie téléphonique NTT qui permettait aux gens de laisser des messages à leurs familles. Mais à chaque fois que j’appelais, la seule chose que j’entendais, c’était le message que j’avais moi-même laissé pour supplier ma famille de donner signe de vie. J’ai passé des nuits d’enfer à essayer de trouver des informations sur internet sur le district de Watanoha. Sur Twitter, des gens laissaient entendre que le secteur n’avait pas été trop touché. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que les seuls gens qui tweetaient, c’étaient forcément ceux qui étaient indemnes.

Quelques jours après le séisme – je ne me souviens plus de la date exacte – un collègue m’a enfin apporté la nouvelle que j’attendais. Quand je suis arrivée au bureau, tôt le matin, ce collègue, qui avait passé la nuit de permanence au travail, m’a annoncé que ma mère était en vie. Il venait de l’apprendre. Un parent avait réussi à appeler le bureau (l’AFP dispose d’une ligne de téléphone prioritaire) et avait pu lui parler quelques instants. J’ai fondu en larmes de soulagement. « Attends ! Attends ! s’est empressé d’ajouter mon collègue. Plus personne n’a de nouvelles de ta sœur ».

Ces paroles m’ont pétrifiée. Jusque-là, je m’étais surtout inquiétée pour ma mère. J’espérais que ma sœur avait réussi à l’aider à s’enfuir… Je suis allée m’enfermer dans les toilettes pour pleurer (les cuvettes des toilettes sont devenues mes meilleures amies au cours de ces journées…) Mais j’ai continué à travailler. Pas par sens du devoir, mais parce qu’écrire était la seule chose que je me sentais capable de faire. Et puis, d’un point de vue pratique, il n’y avait pas assez d’essence disponible pour rouler jusqu’à Ishinomaki, et je n’avais aucune possibilité de faire garder mes enfants à Tokyo.

Mon mari et moi n’avons réussi à accéder à Ishinomaki qu’environ une semaine après le tsunami. La nuit était tombée lorsque nous sommes arrivés. Les phares de notre voiture étaient l’unique source de lumière alors que nous roulions dans ce qui avait été une ville. C’était un monde en noir et blanc, étrangement calme, surréaliste. Les restaurants dans lesquels ma famille avait l’habitude d’aller manger avaient disparu. Les magasins dans lesquels nous faisions les courses avaient disparu. Il n’y avait que des montagnes de débris boueux qui obstruaient les rues.

"J’ai maudit tout ce qui se trouvait à ma portée"

Ma mère est apparue de derrière la porte défoncée de sa maison à moitié détruite. Pour la première fois depuis la catastrophe, j’ai entendu le son de sa voix. Elle avait l’air beaucoup plus vieille que lorsque je l’avais vue pour la dernière fois, lors des fêtes du Nouvel an. Elle et ses voisins avaient survécu en consommant des boissons puisées dans des distributeurs automatiques emportés par les eaux. Le ciel, cette nuit-là, brillait d’une multitude d’étoiles. Ces étoiles, je les ai haïes. J’ai maudit Dieu. J’ai maudit les sismologues. J’ai maudit tout ce qui se trouvait à ma portée. J’étais furieuse contre les événements mais je ne trouvais rien sur quoi déverser ma colère. Je pense que ma mère partageait ce sentiment. Pourquoi fallait-il que tant de gens soient morts ?

Les environs de la maison familiale de Miwa Suzuki quelques jours après le tsunami du 11 mars 2011 (photo: Miwa Suzuki)

Pendant tout le temps où nous avons cherché ma sœur, je suis souvent venue, la nuit, à côté du futon de ma mère. Je voulais être près d’elle, parce que j’avais peur qu’elle se suicide avant le lever du jour. Alors, étrangement, elle me racontait les commérages du quartier : que tel voisin avait eu une aventure avec telle voisine, ce genre de chose. Je pense qu’elle avait besoin de ces ragots anodins pour endiguer le désespoir qui la submergeait.

Encore maintenant, c’est comme si des vidéos défilaient dans ma tête. Je revois les séances d’identification, les policiers qui dégrafent les fermetures éclair des sacs mortuaires, qui soulèvent les couvercles des cercueils. J’éprouve les mêmes émotions contradictoires : soulagement quand je constate que le mort n’était pas ma sœur, accablement d’avoir à nouveau échoué à la retrouver.

L'odeur de la mer, devenue insupportable

Je suis encore épouvantée à chaque fois que j’entends le vrombissement d’un hélicoptère, à chaque fois que je renifle une odeur de boue et d’eau de mer. Cela me ramène à ces journées. Je pense souvent aux gens là-bas. Il y avait un homme qui, quand la vague a déferlé dans sa maison, a essayé de mettre sa mère à l’abri en la tirant par la main dans les escaliers. Mais il a glissé et sa mère a été emportée. Qu’a pensé cet homme, cette nuit-là, coincé tout seul à l’étage de sa maison inondée ? Comment se porte mon cousin, celui qui a perdu son fils unique et ses parents ? Qu’est-il advenu de la famille que j’ai vue arriver au crématorium avec trois cercueils ?

Au début, je n’ai pas eu envie de parler de mon expérience. Mais j’ai changé d’avis quand j’ai vu certains journalistes se comporter comme s’ils étaient à la fête, faire des plaisanteries douteuses et s’exclamer : « c’est fantastique ! » devant des scènes tragiques. J’ai détesté leurs reportages superficiels. Comme je n’ai vu aucun reportage parler vraiment de ce qui se passait à l’intérieur des morgues, j’ai décidé d’en faire un, de raconter les souffrances de tous ceux qui traversaient ces épreuves. Ma mère m’a encouragée à l’écrire. Je l’ai fait en serrant les dents. Je n’ai pas cité le nom ma sœur car je n’avais pas son consentement… Ma sœur avait l’habitude de me fournir toutes sortes de pistes, d’idées de sujets pour mon travail. Ni elle, ni moi ne pouvions savoir que le dernier sujet qu’elle me donnerait, ce serait sa propre mort. Son cadavre sera retrouvé sous les décombres fin avril.

Un autobus est retiré d'un toit à Ishinomaki le 10 mars 2012, un an après le tsunami (AFP / Kazuhiro Nogi)

Quand je suis retournée à Tokyo après la crémation de ma sœur, je me suis sentie coupable. J’avais l’impression de trahir ma ville dévastée, où les gens continuaient à vivre sans eau courante, sans électricité. J’ai été contente de prendre une douche chaude à Tokyo. Mais j’avais honte de tourner le dos aux miens.

Je me sentais trop proche des gens du coin pour les interviewer. Je n’osais pas leur poser des questions, mais les gens me dévoilaient quand même leurs sentiments. Je crois qu’ils le faisaient plus franchement parce que j’étais une des leurs. Certains m’ont même remonté le moral.

Maintenant, je me sens triste quand j’entends que la plupart des communes refusent d’accueillir les montagnes de débris provenant des zones affectées. On appelle cela « débris », mais ce n’est pas que ça. Maintenant, tout est démoli. Mais ces débris, ce peut être un trophée de judo que quelqu’un conservait avec fierté, un toit qui abritait une famille, ou un autel devant lequel une grand-mère faisait ses offrandes tous les matins.

Poissons morts dans les maisons

L’école élémentaire où j’ai étudié a été utilisée pendant plusieurs mois pour héberger des rescapés. C’était étrange de la voir si souvent à la télévision. Maintenant, elle est déserte. Les enfants ne sont pas encore revenus. Peut-être ne reviendront-ils jamais. J’y suis retournée avec ma fille de cinq ans. Je n’ai pas pu retenir mes larmes quand je l’ai vue errer, seule, là où j’avais l’habitude de jouer et de courir avec une myriade d’autres enfants.

Je suis encore retournée à Ishinomaki à la veille du premier anniversaire du tsunami. Dans les jours qui ont précédé, je me suis sentie comme si j’avais eu la gueule de bois : je n’avais pas bu une goutte d’alcool mais j’avais la migraine, l’esprit brouillé. Je me suis également rendue compte que je mange beaucoup moins de poisson désormais. Je crois que c’est parce que je veux chasser de mon souvenir les poissons morts que nous avons retrouvés sous les tatamis de la maison de ma mère, quand nous avons nettoyé les débris du tsunami. La vague a fait irruption dans la maison et a tout chamboulé. Pour l’anniversaire, un journal local a publié la liste de toutes les personnes tuées. J’ai eu la tête qui tournait en consultant les pages et les pages de noms. C’est absurde à confirmer, mais j’ai trouvé le nom de ma sœur là-dedans. Je crois que beaucoup d’autres personnes ont consulté frénétiquement ce journal.

Devant une école détruite d'Ishinomaki, un père et une mère prient pour leur enfant disparu (photo: AFP / Toshifumi Kitamura)

Un an après le tsunami, ma ville natale a complètement changé. Je ne reconnais plus rien. Je peux maintenant voir la plage depuis la maison de ma mère, parce que des rangées de maisons entières ont été balayées. Cette vue me fait trembler. J’ai encore peur quand je me promène dans ma ville et que j’essaye désespérément de retrouver mes repères. J’ai l’impression d’avoir été dépossédée de ma propre enfance. Quand j’interrogeais les gens sur les fantômes, dans des paysages désolés, une partie de moi-même continuait à espérer qu’il ne s’agisse que d’un cauchemar. « Ca ne peut pas être vrai, c’est impossible » : telle était la phrase que je ne cessais de me répéter.

Je pense que beaucoup de survivants ont eu des pensées telles que : « c’est moi qui aurais dû mourir », ou bien : « moi aussi j’aurais voulu disparaître dans le tsunami ». En ce qui me concerne, peut-être parce que la vue de tous ces cadavres dans les morgues m’a traumatisée, j’ai eu une expérience étrange. Quand je parlais à quelqu’un, j’imaginais à quoi cette personne ressemblerait une fois qu’elle serait morte. C’était comme si je portais les lunettes de haute technologie sur lesquelles j’avais un jour écrit un reportage. Des lunettes qui, quand vous les mettiez, montraient des images artificielles qui chevauchaient les images réelles.

Cérémonies funéraires à la chaîne

Le jour de l’anniversaire, il a fait beau. C’était une bonne chose. Je ne voulais pas voir de neige, comme celle qui tombait un an plus tôt et qui nous rendait encore plus malheureux. Le temple bouddhiste du quartier a dû organiser quatre cérémonies d’affilée à la mémoire des défunts pour satisfaire toutes les familles endeuillées. Ma mère et moi sommes allées à l’une d’entre elles. L’endroit était plein à craquer. L’après-midi, nous nous sommes rendues au cimetière. Les fleurs fraîches signalaient les tombes des familles ayant perdu un ou plusieurs membres dans la catastrophe. Il y avait aussi des cartes de visite posées sur les tombes fracassées par le séisme. Ces cartes appartenaient à des marbriers qui offraient leurs services pour les réparations. La vie continue, les affaires aussi.

On peut trouver cela bizarre, mais ce qui m’a encouragée dans les moments les plus durs, c’est le message du poète et réalisateur de dessins animés Takashi Yanase, le créateur d’Anpanman, le personnage pour enfants le plus populaire du Japon.

« N'aie pas peur, tiens bon, quand la fleur du courage éclora, je volerai à ton secours » (© Yanase Takashi / TMS - NTV)

Ce message vient d’une chanson que chante Anpanman : « N'aie pas peur, tiens bon, quand la fleur du courage éclora, je volerai à ton secours ». Je n’arrêtais pas de me répéter les deux premières lignes, « n’aie pas peur, tiens bon ». C’est ce qui m’a aidée à ne pas m’enfuir en courant à chaque fois que j’arrivais dans une morgue.

La région d’Ishinomaki a subi de nombreux tsunamis au cours de l’histoire. Ma famille vit dans cette région depuis des générations. Alors, je me dis que je suis la descendante de survivants de tsunamis. J’en suis fière, et je vais de l’avant.

Miwa Suzuki (à droite sur la photo, en compagnie de sa mère Takako Suzuki), 46 ans, est journaliste au bureau de l'AFP à Tokyo depuis 1995, année du grand tremblement de terre de Kobé et de l'attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo. Elle a auparavant travaillé durant cinq ans au service anglais de l'agence japonaise Jiji.