Dans le village d'Iitate, situé dans la zone interdite autour de la centrale de Fukushima, le 9 mars 2012 (photo: AFP / Toru Yamanaka)

Les corbeaux de Fukushima

CENTRALE NUCLEAIRE DE FUKUSHIMA DAIICHI (Japon), 8 mars 2013 - Lorsque la terre trembla le 11 mars 2011, que l'on ne tenait plus debout dans le bureau de l'AFP, on comprit tout de suite que ce séisme-là n'était pas comme les autres. Mais on était loin d'imaginer le drame qui allait suivre: le tsunami gigantesque, et la catastrophe dans la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Au cours des mois suivants, nous avons livré des centaines de dépêches sur la situation dans ce site atomique et alentour, sans jamais pouvoir constater la situation de visu: la zone était, et reste, strictement interdite.

Pour une journaliste, rien n'est plus frustrant que d'être à ce point dépendante du bon vouloir des autorités. Près de deux ans plus tard, fin décembre 2012, je peux enfin me rendre à Fukushima. Un voyage de presse de quelques heures, strictement encadré, dans la centrale dévastée pour accompagner une visite du Premier ministre Shinzo Abe. Mais deux ans plus tard, c'est encore plus désespérant.

J'ai encore du mal à me convaincre que les scènes que j'ai vu alors étaient réelles. Imaginez: des villes entières totalement désertées, plus une âme humaine qui vive sur des centaines de kilomètres carrés autour de la centrale maudite. Avant, il y avait des gens dans les appartements, des paysans dans les champs, des clients dans les restaurants, des enfants aux mains de leurs parents. Tout, tout est resté en plan, à l'abandon. On voudrait interroger des gens. Mais plus personne ne se promène sur les routes, ne prend plaisir à sillonner la forêt luxuriante avoisinante, une des plus belles du Japon.

Cette vidéo amateur, tournée par un évacué qui se fait appeler Nekiragi, montre ce qui était la rue principale de Tomioka, un village dont les habitants ont tous été priés de quitter les lieux après la catastrophe:

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Intactes ou à moitié détruites par le séisme du 11 mars 2011, des dizaines de milliers de maisons sont inhabitées. Pas un seul individu dans les nombreuses petites entreprises, les stations-services, les supermarchés et autres bâtiments qui bordent les routes.

Où sont-ils tous ? Quelle existence mènent-ils maintenant ? Espèrent-ils revivre ici? Font-ils parfois le déplacement? "Je suis revenu visiter ma maison, à Tomioka", m'a récemment écrit le même Nekiragi, photos à l'appui. "Ca c'est une peinture que j'avais réalisée il y a des années". Illusoire plus que prémonitoire, elle s'appelle "le retour". Impossible retour dans un environnement où le dosimètre affiche plus de 6 microsieverts/heure (contre 0,05 à Tokyo).

Elle était pourtant belle sa grande demeure blanche et marron à deux étages. A l'intérieur, tout est resté. Ici, la bibliothèque. "J'avais acheté le livre 'Terre des hommes', d'Antoine de Saint-Exupéry", dit encore Nekiragi. Et devant ce spectacle de désolation, le même de philosopher: "la tristesse ce n'est pas que ce soit cassé, c'est que le temps soit arrêté".

Le plus souvent, les seuls objets en mouvement que l'on aperçoit dans la zone encore fermée sont des fourgons de la police en patrouille ou les voitures des travailleurs du complexe atomique ravagé. Les panneaux publicitaires se voulaient alléchants, ils sont déprimants: on y souhaite la bienvenue, on y parle d'avenir, mais il n'y a plus personne pour les lire, personne pour y croire.

Barrage de police à l'entrée de la zone interdite, à 20 km de la centrale de Fukushima, en mars 2012 (photo: AFP / Toru Yamanaka)

Personne, mais de pauvres corbeaux qui se croient encore heureux dans la nature continuent de survoler la centrale. Comme avant. Tôt ou tard les rayonnements qu'ils ne voient pas, ne sentent pas, auront raison d'eux. Ils nous fichent le cafard, ces corbeaux noirs. Et on regarde encore et encore partout, en se disant que non, ce n'est pas possible, que c'est juste pour quelques heures, quelques jours, quelques mois au plus. Mais non, c'est pour des années, que dis-je, des décennies pour les villages les plus proches du foyer radioactif.

Devant ce spectacle affligeant, le visiteur d'un jour tente d'imaginer comment cela s'est passé le 11 mars 2011, à 14H46, lorsque la terre a tremblé comme jamais dans cette région du nord-est du Japon, lorsque la vague de plus de quatorze mètres est venue gifler la centrale. "J'ai cru plusieurs fois mourir", a témoigné le directeur du site à l'époque, Masao Yoshida, un homme aujourd'hui très malade du cancer, pas à cause des rayonnements... du moins pas directement... du moins officiellement.

Au pied des réacteurs 5 et 6 du complexe atomique, l'océan si proche est redevenu sage. Mais ses ravages sont toujours visibles: des énormes réservoirs pliés par la déferlante, des carcasses de voitures enfoncées dans les bâtiments, des débris entassés.

Dans les environs du réacteur numéro 4 de la centrale de Fukushima Daiichi, le 6 mars 2013 (photo: AFP / Issei Kato / pool)

Et puis des enchevêtrements de tuyaux, partout, sur lesquels s'affairent par endroits des hommes en combinaisons blanches, casqués et portant un masque intégral. A proximité, sont enterrés sous d'immenses tentes blanches des décombres radioactifs. Peu importe que l'on soit samedi ou dimanche, entre Noël et le jour de l'An, le travail doit continuer à la centrale de Fukushima, l'attention rester extrême. "Agir avec la sécurité comme première priorité", rappelle un panneau signé du directeur dans le QG de crise du complexe où quatre des six réacteurs ont été saccagés par la nature.

Il y a tout juste un an que le site est considéré comme stabilisé, mais le danger n'est pas écarté pour autant. La compagnie exploitante, Tepco, veut accélérer le calendrier, retirer vite le combustible usé de la piscine de désactivation du réacteur 4. Si elle venait à flancher, ce n'est pas un rayon 20 km qu'il faudrait évacuer, mais 200 ou plus, Tokyo compris! Vider en urgence une mégalopole de 37 millions d'habitants, soit l'équivalent de l'Algérie ou de la Californie? Cela semble infaisable, impensable. Qu'une telle possibilité ait pu à un moment émerger dans les têtes des experts-conseillers du gouvernement semble sortir tout droit d'un mauvais film catastrophe. Et pourtant, le scénario a bel et bien été envisagé, à un moment, par les autorités.

Sur le terrain, la bataille contre le temps est quotidienne. Quelque 3.000 personnes s'escriment là chaque jour. Certains ont l'air si jeune, la trentaine. Comment leur famille vit-elle leur dévouement? Ont-ils vraiment choisi d'être ici? Sont-ils conscients du danger? Quels sont d'ailleurs réellement les risques qu'ils encourent? Les avis des experts sont divisés sur la question, pas facile de savoir.

Contrôle de radioactivité à l'entrée du poste de commandement d'urgence de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, le 20 février 2012 (photo: AFP / Issei Kato /pool)

Quelle est leur motivation ? N'ont-ils pas l'impression de perdre leur temps ceux qui, à longueur de journée, passent lentement des compteurs Geiger de gauche à droite, de haut en bas, sur les carrosseries et vitres des véhicules sortant de la centrale, juste pour s'assurer qu'ils ne sont pas trop contaminés? Et cette femme qui me sourit à J-Village, centre de préparation des travailleurs, que pense-t-elle ? N'a-telle pas en réalité plutôt envie de pleurer? Moi, si. "J-Village: hôtel, restaurant, fitness club", annonce encore une pancarte surréaliste à l'entrée de cet ex-centre d'entraînement sportif construit par Tepco.

Aux murs des bâtiments de cet espace à 20 km de la centrale, des messages d'enfants de la région ont été punaisés pour encourager tous ceux qui ont désormais à effectuer la tâche la plus ingrate qu'il soit: nettoyer le site saccagé. "Gokurosama", "otsukaresama" ("vous avez bien travaillé", "vous devez être fatigué"): entre eux, les ouvriers se saluent humblement dans la file d'attente devant le système de contrôle d'irradiation, en espérant qu'il ne mente pas quand il leur dit d'une voix féminine "il n'y a rien d'anormal".

Mais comment ne hurlent-ils pas en entendant ces mots? Car rien n'est normal, tout est anormal au contraire, dans ce travail, cette obligation de passer par des sas, d'être inspectés par des machines, de porter des tenues de cosmonaute, de respirer à travers des masques, de compter les doses de rayonnements absorbés...

Certains sont pourtant venus de loin pour trimer ici quelques mois ou années, parfois forcés par des yakuzas-usuriers, un sale boulot pour rembourser au centuple des dettes contractées je ne sais comment. Quant aux résidents chassés par la radioactivité, d'aucuns espèrent rentrer, vivants, avant la fin du démantèlement. Il devrait durer quarante ans.

Karyn Nishimura-Poupée est correspondante de l'AFP à Tokyo.

Une banderole avec un message d'encouragement orne le chantier d'un entrepôt pour combustible nucléaire usagé près du réacteur numéro 4 de la centrale de Fukushima Daiichi, le 6 mars 2013 (photo: AFP / Issei Kato / pool)