Les prémices du changement
KARKAMIȘ (Turquie) – Cela fait cinq ans que je couvre la guerre en Syrie, et c’est la première fois que je vois un nombre substantiel de réfugiés retourner dans leur pays.
Au cours de ces années, j’ai photographié des milliers de Syriens qui fuyaient les combats et qui passaient en Turquie, que ce soit à travers des trous découpés dans les barbelés ou bien en faisant patiemment la queue devant les postes-frontières. Parfois, j’en ai vu quelques-uns rentrer chez eux, mais jamais en aussi grand nombre.
Ce mercredi 7 septembre, au moins 350 Syriens retournent de l’autre côté de la frontière, dans la ville de Jarablus, reprise environ deux semaines plus tôt au groupe Etat islamique par des combattants rebelles pro-turcs. Beaucoup de ces gens ont fui en Turquie il y a deux ans, quand les jihadistes ont conquis leur ville. On aurait pu s’attendre à ce qu’ils soient heureux de rentrer chez eux, et pourtant ils ne donnent pas cette impression. Ils ont surtout l’air anxieux. Résignés, inquiets et anxieux.
On peut le comprendre. Ils ne vont pas retrouver leurs maisons telles qu’ils les avaient laissées. Sur le terrain, énormément de choses ont changé en deux ans, et ils préfèrent retourner chez eux en Syrie plutôt que de continuer à vivre sous des tentes en Turquie. Leur vie est difficile ici, et ils se disent qu’une vie misérable en Syrie sera toujours préférable à un camp de réfugiés.
Mais ils ne savent pas ce qu’ils vont trouver à l’arrivée, s’ils auront un toit sous lequel dormir, comment ils réussiront à survivre.
Je viens de passer deux semaines à la frontière, à jouer au chat et à la souris avec les autorités turques en essayant de photographier les troupes qu’Ankara a envoyées dans le pays voisin pour la première fois depuis le début de la guerre.
Quand l’armée turque est entrée en Syrie, tous les journalistes se sont précipités à la frontière. Cette intervention couvait depuis longtemps. Mais ce type de situation est étroitement contrôlé par les autorités. De toute évidence, elles ne veulent pas de nous ici, et c’est toute une bataille pour réussir à prendre des photos.
On passe notre temps à se cacher: sur les toits, derrière des voitures, dans des buissons… On essaye de s’approcher le plus possible. On cache son appareil photo et on prend des images subrepticement. Et la police est constamment en train de nous pourchasser.
Bref, c’est épuisant. Il faut toujours courir, se planquer. Et puis je n’aime pas beaucoup ce type de mission où l’on passe son temps à inventer des ruses pour s’approcher discrètement et photographier des blindés. Certes cela fait partie du métier, mais je préfère de loin raconter les histoires à travers les gens, à travers leurs visages. C’est beaucoup plus intéressant, beaucoup plus fort.
En Turquie, l’opinion publique est partagée à propos de cette intervention militaire. Certains sont fiers de leur armée, se réjouissent qu’elle soit en train de nettoyer le secteur, comme ils disent. D’autres sont plus méfiants et auraient préféré que la Turquie parvienne à gérer la situation sans envoyer de troupes.
La Syrie est un pays très particulier, où les choses évoluent à toute vitesse. S’y aventurer ressemble à un périple sur des sables mouvants et les groupes rebelles syriens ont une fâcheuse tendance à renverser leurs alliances. En deux jours ou en deux heures, tout peut se transformer. Une fois qu’on a posé le pied en Syrie, il n’est pas facile de revenir en arrière.
Donc, après deux jours passés à photographier des tanks en me cachant dans des fourrés, je suis bien content de voir apparaître ces réfugiés en train de marcher vers leur pays. Enfin je vais pouvoir raconter cette histoire comme il se doit, c’est-à-dire à travers les gens et leurs émotions.
Mais ceux qui retournent chez eux ne savent pas ce qui va se passer. Peut-être que des combats vont à nouveau éclater à Jarablus, qu’ils devront encore s’enfuir. J’ai déjà vu ça avant, à Kobané, où des habitants qui étaient revenus chez eux après le départ des jihadistes ont finalement dû repartir en Turquie. Tout est tellement incertain, tellement confus en Syrie… On ne peut jamais être sûr de rien.
Ce mercredi 7 septembre, pour la première fois, j’ai vu et senti quelque chose de différent. J’ai eu l’impression que les choses étaient en train de changer. Mais est-ce pour de bon ?
L’autre jour, un ami m’a lancé : « alors, quand est-ce qu’on va à Alep ? » Après toutes ces années passées à couvrir la guerre en restant du côté turc de la frontière ou en n’effectuant que de courtes incursions en territoire syrien, je rêve de pouvoir vraiment entrer dans le pays, d’y photographier les gens en train de se réinstaller pour de bon chez eux, de voir comment ils vont reprendre une vie normale.
J’attends avec impatience ce jour où tout ira mieux, où des milliers de personnes afflueront vers chez elles après toutes ces années de guerre. Je veux croire que ces quelques centaines de réfugiés que j’ai vus retourner en Syrie, c’était une espèce de répétition en costume, et que le vrai grand jour arrivera bientôt.
Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l'anglais par Roland de Courson.