Funérailles d'un habitant de Libreville abattu devant chez lui pendant les troubles après les élections au Gabon, le 1er septembre 2016 (AFP / Marco Longari)

L'importance d'y être

LIBREVILLE – Quand j’arrive au Gabon pour couvrir l’élection présidentielle, fin août, je réalise que je suis le seul photographe d’un grand média international à avoir fait le déplacement. Dans les pays du nord, les gens dans les rédactions ont dû se demander : encore une élection et encore des troubles dans un pays africain ? A quoi bon couvrir ? A ceux-là je réponds : comment pourrions-nous ne pas le faire ? C’est ici que l’histoire récente de l’Afrique est en marche. Et si nous voulons raconter l’Afrique, si nous voulons raconter toutes les histoires qui se déroulent sur ce continent, on ne peut pas se dispenser de venir dans des endroits comme ça.

Donc je suis fier d’être ici, de raconter cette histoire, de ne pas faire l’impasse sur ces événements.

Des partisans du leader d'opposition Jean Ping font face aux forces de l'ordre devant la Commission électorale, le 31 août (AFP / Marco Longari)

Etre « seul » pour couvrir une élection a des avantages et des inconvénients. Certes il n’y a pas de concurrence, vu que les collègues des autres grandes agences ne sont pas là. Mais je n’aime jamais employer le mot « concurrence » car sur le terrain, c’est plutôt le contraire qui se passe, une vraie coopération.

Quand on couvre une histoire pareille, la concurrence n’existe pas pour moi. Je suis là pour rendre un service aux clients de l’AFP, et normalement tous les photographes tous médias confondus travaillent ensemble. On partage nos informations, nos contacts, nos repas, nos taxis, nos journées ; on affronte ensemble les dangers inhérents à ce type d’environnement. Tout le monde y trouve son compte : la couverture est plus complète, et chacun est plus en sécurité. On échange des idées et des tuyaux. « Et si on allait dans tel quartier pour montrer tel aspect de l’histoire ? » « Non, mon contact me dit que c’est tendu là-bas. Par contre, à tel autre endroit, il se passe telle chose… »

Devant le quartier général de Jean Ping, le 3 septembre (AFP / Marco Longari)

Disposer de ce réseau de soutien autour de soi est particulièrement utile dans des situations difficiles comme les violences postélectorales au Gabon. On peut dire que l’union fait la force, mais on est aussi assurés de prendre toujours les bonnes décisions quant à ce qu’il faut couvrir. Alors que quand on est seul, tout pèse sur vos épaules. On ne peut pas se fier aux yeux des collègues pour savoir ce qui se passe là où on ne se trouve pas, on ne peut pas confronter son jugement à celui des autres. La responsabilité est beaucoup plus lourde.

Bien sûr, je ne suis pas complètement seul ici. Les photographes des grandes agences sont peut-être absents, mais il y a les équipes de télévision, les autres journalistes, les gens qu’on a déjà rencontrés sur d’autres couvertures et à qui on peut faire confiance. Mais ce n’est pas le même niveau de confort.

Evanouie, une parente d'un manifestant arrêté pendant des affrontements est emmenée à l'hôpital (AFP / Marco Longari)

Etre seul a aussi des points positifs. Par exemple, je n’ai pas à me préoccuper d’éviter les caméras et les autres photographes quand je cadre mes images. Cela peut paraître cocasse, mais c’est une chose qu’il faut avoir perpétuellement en tête quand on travaille avec d’autres photographes : veiller à ne pas se retrouver par accident sur les images les uns des autres.

C’est aussi plutôt agréable d’être LA voix qui raconte l’histoire. On a le champ libre, on fait ce qu’on veut. Mais, j’insiste, c’est une lourde responsabilité. Au bout du compte, il s’agit de raconter l’histoire de la bonne façon.

Funérailles d'un habitant de Libreville tué pendant les affrontements, le 2 septembre (AFP / Marco Longari)

Je ne suis pas venu ici par hasard. A l’AFP, nous avons fait le choix de couvrir le continent africain de la façon la plus complète possible. On peut dire que c’est un de nos avantages compétitifs. Honnêtement, et sans vouloir donner dans l’autopromotion, je crois que nous ressentons tous en permanence l’engagement à raconter des histoires africaines, à ne rien rater d’important. Tout est important. Tout a un impact sur la vie des gens ici.

Pour ce qui est du Gabon, la question d’y aller ou pas ne s’est tout simplement pas posée. Il a suffi de se pencher un peu sur l’histoire de ce pays pour réaliser qu’il se trouve à la croisée des chemins. Après avoir été gouverné par le même président pendant plus de quarante ans, le Gabon a déjà connu une élection contestée en 2009. Et sept ans plus tard, tous les ingrédients sont réunis pour un désastre en bonne et due forme. Quand on voit ça, on ne peut pas regarder ailleurs.

Le président Ali Bongo Odimba se fait maquiller avant un débat télévisé avant l'élection (AFP / Marco Longari)

Je suis le responsable photo pour quarante-sept pays africains (c’est-à-dire tout le continent à l’exception des pays arabophones du nord). Mon métier m’oblige à faire constamment des choix dans les couvertures. Et quand j’examine tous les aspects de la situation au Gabon, il m’est impossible de faire une croix sur cette mission. Nous devons être présents en photo, et plutôt que d’envoyer quelqu’un sur place je préfère faire le travail moi-même. Les élections qui tournent au vinaigre, je connais. J’ai une longue expérience de ce type de situation en Afrique et ailleurs.

Quand on part couvrir une histoire pareille, le travail commence bien avant d’arriver dans le pays. Il faut se renseigner sur la situation qu’on va trouver sur place, sur les principaux personnages de l’histoire qu’on va raconter, sur les endroits où il va falloir se rendre. Comme c’est la première fois que je vais au Gabon, je m’efforce de me préparer le plus rigoureusement possible.

Dans un bureau de vote de Libreville, le 27 août (AFP / Marco Longari)

Et dès qu’on atterrit, il faut commencer à tisser son réseau de contacts. Cela peut sembler ringard, mais le point de départ, c’est votre chauffeur de taxi. Il faut vous assurer d’en trouver un bon. Comment distinguer un bon chauffeur de taxi d’un mauvais ? Je ne sais pas comment l’expliquer. Question d’expérience et de feeling, chacun a ses petits critères.

Votre façon de raconter une histoire dépend de votre expérience, de votre capacité à analyser rapidement une situation et du temps de préparation dont vous disposez. J’arrive à Libreville une semaine avant les élections. C’est la première fois que je mets les pieds ici, alors le premier jour, je prends très peu de photos et je passe mon temps à sillonner la ville en voiture.

Une femme se met à l'abri pendant des affrontements à Libreville, le 31 août (AFP / Marco Longari)

A plusieurs reprises, je change de chauffeur. Je leur demande de me conduire dans les quartiers où ils vivent. J’essaye de m’orienter, de calculer combien de temps il faut pour aller d’un endroit à un autre, de repérer les points névralgiques de la ville et les endroits où je pense qu’il risque de se passer quelque chose.

Je rends visite aux principaux partis politiques. Je me présente, je me fais connaître, je laisse mon numéro de téléphone. Et en fonction de l’impression que j’ai quant à la façon dont l’histoire pourrait évoluer, je construis mon petit réseau. Je me rends dans telle boulangerie, dans tel quartier, je bavarde, je laisse mon numéro, je note celui de mon interlocuteur. De cette façon, quand les événements se déclenchent, je peux appeler des gens que je connais déjà pour savoir ce qui se passer dans la ville. La plupart du temps, les citoyens ordinaires sont ceux qui comprennent le mieux les situations.

Affrontements à Libreville, le 31 août (AFP / Marco Longari)

Et bien sûr, je dépends lourdement du bureau local. C’est là un autre gros avantage de l’AFP : nous avons un bureau permanent à Libreville, avec des journalistes à plein temps qui ont déjà leur réseau de contacts à travers le pays. Cela nous donne évidemment une énorme longueur d’avance.

Quand on couvre une histoire comme celle-ci, tous les aspects comptent, y compris et surtout la vie quotidienne dans le pays. Il est important de garder un œil sur tout.

Dans l'église catholique Saint-Michel de Libreville, le 28 août (AFP / Marco Longari)

Par exemple, le lendemain de l’élection, nous nous rendons dans une église catholique. La situation dans le pays est extrêmement tendue. Tout le monde retient son souffle alors que le dépouillement des votes se poursuit. Et là, dans cette église, on peut ressentir à fond le suspense et la tension : le bâtiment d’ordinaire plein à craquer est presque vide, seuls quelques fidèles sont là, à prier avec ferveur pour que tout aille bien.

Il faut aussi être attentif aux scènes insolites ou bizarres. C’est ainsi que j’ai pu capturer le moment où cette femme se lave les pieds sous la pluie diluvienne, avec des bonnes-sœurs qui passent derrière.

(AFP / Marco Longari)

Ce qui me surprend le plus au Gabon, c’est la permissivité dont les forces de sécurité font preuve à mon égard. Savoir jusqu’où l’on peut faire son travail de journaliste sans être inquiété est souvent un bon baromètre du degré de démocratie dans un pays. Comme je suis seul, il aurait été facile pour les forces de l’ordre de me mettre des bâtons dans les roues. Et pourtant je suis en mesure de couvrir les violences de façon totalement libre.

La police gabonaise démantèle des barricades près de l'Assemblée nationale à Libreville, le 31 août (AFP / Marco Longari)

Vous pouvez faire toutes les recherches préalables que vous voudrez, il n’est jamais possible de prévoir exactement comment les choses vont se dérouler.

La soudaine explosion de rage après l’annonce des résultats de l’élection me prend de court. Ce n’est pas une colère qui a longtemps mijoté avant d’éclater. C’est une éruption violente et instantanée. En l’espace de vingt-quatre heures, tout s’accélère, les destructions, les incendies, les affrontements. Un beau matin la ville se réveille complètement sous le choc, avec des barricades un peu partout et les magasins fermés.

Affrontements à Libreville, le 31 août (AFP / Marco Longari)

Ce qui nous ramène à l’importance d’être ici. Nous racontons un chapitre de l’histoire de l’Afrique. Parce que nous avons l’ambition de comprendre ce continent, ce monde aux multiples facettes, nous ne pouvons faire l’impasse sur quelque chose comme ça.

La police gabonaise sécurise un quartier de Libreville en proie aux pillages, le 2 septembre (AFP / Marco Longari)

Alors oui, c’est encore une histoire de violence qui se déroule encore dans un pays africain. Mais les événements au Gabon nous donnent un aperçu de la direction vers laquelle avance l’Afrique entière, même si bien évidemment il y a des nuances selon les pays. Le comportement de la population – cette soudaine explosion de colère – en dit long sur l’état du pays. Le comportement des forces de sécurité – qui laissent un photographe couvrir les événements librement – en dit long aussi. Comme si un certain sens de la démocratie commençait à s’installer durablement à travers le continent. Certes il y a le chaos, la violence, mais le fait que j’ai pu travailler sans être inquiété jusqu’à présent est, j’en ai l’impression, le signe que quelque chose commence à changer.

Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l'anglais par Roland de Courson.

Service religieux du dimanche à l'église évangélique de Nazareth à Libreville, le 4 septembre (AFP / Marco Longari)

 

Marco Longari