« On nous signale un incendie... »
PARIS - Neuf heures moins vingt, ce 11 septembre 2001. Belle matinée d'été indien sur New York. La vue est splendide depuis les fenêtres du bureau de l'AFP, au 34ème étage d'une tour de bureau de midtown Manhattan: les gargouilles du sommet du Chrysler Building, lavées par des acrobates du ciel la semaine dernière, brillent dans le ciel bleu dur. Ah oui, renvoyer un fax pour demander l'autorisation de monter les voir, faire un papier, cela fait plus d'un an que j'essaie, sans succès.
Je pose mon casque sur la moquette, bonjour à Christophe Vogt qui mouline des résultats et papiers économiques. Allumer la télé : le sigle bleu et blanc de New York One, la chaîne d'info en continu qui couvre en direct les cinq quartiers de la ville-monde. J'enlève le couvercle du capuccino Starbucks - double shot, extra hot, please -, touille le fond pour faire remonter la dose de miel avec mon stylo vert, comme d'habitude.
« On nous signale un incendie en hauteur dans l'une des tours du World Trade Center », annonce le présentateur, au moment où la chaîne bascule en direct sur les images fournies par l'une des caméras automatiques qui, depuis les toits des plus hauts gratte-ciel, couvrent en permanence l'île au sud de Central Park.
Je suis depuis deux ans correspondant de l'Agence à New York : assez pour avoir appris que quand quoi que ce soit arrive à ce qu'on appelle un « landmark », un de ces lieux symboliques de la ville comme l'Empire State building, le pont de Brooklyn, la statue de la Liberté ou les tours jumelles du WTC, il ne faut pas hésiter et faire une dépêche.
Sur la foi des images (nous n'avons pas de vue directe sur les tours, à la pointe sud de l'île de Manhattan), je commence à rédiger une dépêche simple, un « factuel » dans le vocabulaire des agenciers. Titre : « Incendie au sommet de l'une des tours du World Trade Center ». Premier paragraphe, deuxième. Le trou béant provoqué par le Boeing dans la façade est caché par la fumée, filmé de si loin cela ressemble vraiment à un incendie. Le journaliste de NY1 évoque « certains témoins rencontrés par notre équipe arrivée sur place évoquent le choc d'un avion contre la tour ». Je pense : « Un avion ? Comment un pilote peut-il se fracasser sur les Twin Towers, avec toute la place qu'il y a autour? Un malaise ?» quand le téléphone sonne. AFP Washington, ligne directe. Francis Kohn, rédacteur en chef.
̶ Michel ? Tu regardes CNN ?
̶ ̶ Non, New York One.
̶ Mets CNN.
La caméra de NY1 filmait du nord vers le sud. Elle n'avait pas enregistré les images du vol 11 d'American Airlines pénétrant dans la tour nord.
Premier bulletin : « Un avion s'est écrasé mardi matin au sommet de l'une des tours du World Trade Center à New York, ont indiqué les chaînes de télévision américaines ». Sur le fil AFP à 08:58, heure de New York.
Un avion de ligne ? Je pense à « l'opération Bojinka », un complot monté en 1995 par les islamistes radicaux Ramsi Yousef et Khaled Sheikh Momahed qui avaient imaginé détourner des avions de ligne américains au-dessus du Pacifique pour les fracasser contre des bâtiments, éventé par la police des Philippines. Quelques mois plus tôt, j'avais couvert devant la justice newyorkaise le premier procès des « USA versus Osama bin Laden », celui de lampistes accusés d'avoir participé aux attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998, au cours duquel l'utilisation de Boeing comme missiles avait été évoquée.
09:03 : en direct sur CNN, le vol 175 de la United Airlines s'encastre dans les étages supérieurs de la tour nord. Nom de Dieu, c'est bien ça... La journée va être longue, la nuit aussi.
Washington décide d'envoyer sur les lieux nos deux correspondants au siège des Nations Unies, Michel Leclercq et Robert Holloway, qui sautent dans le dernier métro avant l'arrêt du trafic. Les yeux rivés à la télé, la rédaction en chef au téléphone, j'enchaine les dépêches. Premier lead : « Deux avions s'encastrent dans les deux tours du World Trade Center ».
Une minute avant 10:00, après avoir brûlé pendant 56 minutes, la tour sud vacille légèrement puis s'effondre sur elle-même, comme au ralenti, laissant dans le ciel son fantôme de poussière. Ahurissant. Je mets trente secondes à comprendre ce que je vois et à envoyer le « bulletin ». Vingt-huit minutes plus tard, la tour nord disparait à son tour. J'aurais dû m'y attendre, m'y préparer.... mais comme tout le monde je suis pétrifié, incrédule, glacé d'effroi.
URGENT : « La deuxième tour du World Trade Center, défoncée par un avion, s'est désintégrée et s'est effondrée mardi une demi-heure après la première, selon des images apocalyptiques diffusées en direct par les chaînes de télévision américaines ».
Au bureau Valérie Leroux, l'autre journaliste du service économique, est arrivée. Juste avant Matthieu Rabechault qui, étudiant entre deux années d'école de journalisme, effectue un stage au bureau. Avec Christophe, nous collectons les informations, les témoignages, les infos que nous envoyons à Washington où les « papiers généraux » sont rédigés. Washington où, à 09:37, un autre avion de ligne s'écrase sur le Pentagone.
Combien d'appareils détournés sont encore dans le ciel ? Combien de cibles ? La Maison Blanche ? Le Capitole ? Le siège de l'ONU à trois rues d'ici ? Combien d'autres morts ? Je me souviens que le projet Bojinka envisageait le détournement de onze avions de ligne...
Les auteurs du complot ont réussi leur coup, sans doute au-delà de leurs plus folles espérances. Sur l'île, les métros sont arrêtés, la circulation cesse ou presque. Obéissant aux consignes du maire Rudy Giuliani, la population de la pointe, au sud de Canal Street, commence à remonter vers le nord. Une foule silencieuse, hébétée, parfois recouverte d'une épaisse couche de poussière grise, s'est mise en marche.
Le réseau cellulaire est saturé, plus moyen de joindre Robert, Michel ou notre photographe Stan Honda. Leurs épouses appellent régulièrement, je ne sais que leur dire, incapable de leur assurer que, non, ils n'étaient pas à l'intérieur des tours quand elles se sont effondrées. Ils mettront plusieurs heures à remonter, à pied eux aussi, jusqu'à la 46ème rue et le bureau de l'agence, où nous les accueillons en héros. Ils commencent à rédiger leurs reportages.
Ils sont là, je prends la relève sur le terrain. En arrivant aux Etats-Unis j'ai dû repasser mon permis, payer de ma poche un parking hors de prix, mais jamais je n'ai autant apprécié d'être l'un des rares motards de Manhattan. Seuls quelques véhicules de pompiers ou de police, sirènes hurlantes, descendent la Troisième Avenue. De rares taxis foncent vers Harlem, sans répondre aux appels. Les trottoirs sont bondés de piétons. Terminus Canal Street : un policier me braque avec son arme pour me forcer à m'arrêter. « Personne au sud de Canal ! » Dans un pays qui ignore la carte de presse, celle attribuée par la police de New York est un sésame efficace.
- Si je me gare là, dans la station-service, et je descends à pied, c'est OK?
- OK, soyez prudent.
Dans un silence de cathédrale, qu'on ne connait à New York que les jours de tempête de neige, je marche vers le nuage noir, les reflets d'incendie, qu'on devine droit-devant, au-dessus des toits. Ce n'est pas de la neige qui commence à s'accumuler sur la chaussée et les trottoirs, mais une étrange matière, un mélange de cendres, de poussière et de feuilles de papier. Au coin de Greenwich et Harrison, la couche s'épaissit, recouvre tout. La rue, les voitures, les panneaux, les boîtes aux lettres, bouches d'incendie, poubelles, boîtes à journaux, feux rouges, échafaudages, un chien qui devait être brun et s'ébroue sans succès, tout disparaît sous quinze centimètres de talc grisâtre, d'où émergent des millions de feuilles. Le manteau blanc étouffe les sons, les pas. Seules les sirènes de police et des pompiers résonnent au loin. Partout des chaussures, surtout de femmes, hauts talons abandonnés pour courir plus vite.
Au centre de Barclay Street, un agent de police transformé en spectre blafard avance à pas minuscules. Il regarde devant lui mais semble ne plus rien voir, les épaules tombantes, le pas traînant, bouche ouverte, mains le long du corps. Le holster de son arme est vide, sa matraque pend à l'envers dans son dos. Je lui demande si ça va, s'il veut un peu d'eau, si je peux continuer à descendre vers le WTC. Il tourne la tête, son regard me transperce, il ne répond pas. S'assied sur quelque chose, peut-être une caisse, enlève sa casquette qu'il tape contre sa cuisse, éclate en sanglots silencieux.
Le grondement rauque d'avions à réaction déchire l'air du soir. Deux points lumineux fusent au-dessus de ma tête, des jets de l'armée. « Nom de Dieu, j'espère que ce sont bien les nôtres », murmure un policier que je n'ai pas entendu s'approcher de moi par derrière. Il vérifie ma carte du NYPD, me laisse passer. Je le vois donner une bouteille à son collègue assis sur la caisse. Il la boit d'un trait, lui met la main sur l'épaule pour le remercier.
Je tourne à droite dans West Broadway. Et là, au bout de l'avenue, des deux tours de cent-dix étages que l'on voyait de tous les coins de New York, qui servaient de repère quand je me perdais au fin fond du Bronx ou dans une zone industrielle du New Jersey ; qui, éclairées la nuit, étaient comme des vigies les soirs de brume, il ne reste que ça. Un chaos fumant, dont j'ai du mal à cerner les contours.
Les éclairages d'urgence illuminent par en-dessous d'immenses colonnes de fumée. Des flammes s'échappent de l'enchevêtrement de métal, poutres tordues, pans de murs effondrés, structures broyées, monceaux de gravats. Ça fait quelle hauteur ? Je compte les étages d'un immeuble adjacent, étrangement intact. Quatre, cinq, six... Cent-dix étages compactés sur six. Les feux sortent de partout, explosent et disparaissent. Les jets d'eau géants des pompiers tombent en pluie, certains installés sur les toits de petits immeubles. Sur la droite, un camion rouge a été aplati, transformé en crêpe de métal de quatre-vingt-dix centimètres d'épaisseur. A côté, des voitures de police ont comme fondu.
« Eh, vous, vous n'allez pas plus loin. Carte du NYPD ? Rien à foutre. Dégagez, vous ne voyez pas que c'est dangereux ? Regardez, on installe des barrières. Eloignez-vous de suite ou je vous coffre ! »
Les renforts de police arrivent, font peu à peu reculer les reporters, cameramen et photographes. Nous sommes tous partagés entre l'effroi d'assister à de telles scènes et la jubilation, que certains pourront trouver malsaine mais qui fait partie du métier, d'être là, à « Ground Zero », le « point zéro » de cette journée. Nous savons qu'elle entrera dans l'histoire. Pour un reporter, c'est là qu'il faut être.
Faire le plein d'images, de sensations. Quelques phrases, une odeur, un geste, une scène, un mot, un synonyme. Le papier qui se met en place dans ta tête, s'écrit presque tout seul. Simple, faire simple. L'histoire est tellement forte, tellement énorme, tellement au-delà de tout qu'il ne faut pas en rajouter, pas faire de style. Moins égale plus.
Une heure à tourner autour du site, à croiser des pompiers hagards, des policiers sous le choc, des volontaires de la Croix Rouge désemparés devant l'absence de blessés à secourir. Je regarde ma montre, c'est l'heure de rentrer au bureau, pour avoir le temps de rédiger, d'accrocher les deadlines européens.
Je retrouve la Suzuki sous l'auvent de la station-service, gardée par un jeune policier au triste sourire. Des détours par la place de la mairie, déserte, par Union Square où on allume les premières bougies, où des inconnus s'étreignent, où montent les premiers accords de guitare, par l'entrée du Brooklyn Bridge où la foule des piétons commence à s'éclaircir. Le bureau, toutes les télés allumées, une ambiance grave, tendue mais sereine, mes amis et collègues soulagés de me voir arriver.
Inutile de relire mes notes. « Blessée, bouleversée, hébétée, New York s'apprête à vivre mardi soir, au terme d'une journée d'épouvante, la pire nuit de son histoire ».