L’attente sans fin à la frontière
IDOMENI (frontière gréco-macédonienne), 11 mars 2016 – L’attente. L’absence d’informations. Les conditions épouvantables. Voilà ce qui me marque le plus pendant ce reportage.
Douze jours durant, je photographie les réfugiés qui campent à la frontière entre la Grèce et la Macédoine en espérant poursuivre leur chemin vers l’Europe occidentale à travers ce qu’on appelle la « route des Balkans ».
Mais la frontière n’est ouverte que quelques heures par jour, et une marée humaine s’agglutine derrière les barbelés. Pendant la période où je suis sur place, elle atteint entre dix mille et quatorze mille personnes. Et pour ne pas perdre leur place dans la file d’attente devant le poste-frontière, les gens sont postés jour et nuit près la clôture, sans interruption. C’est complètement fou, surtout quand il commence à pleuvoir : la boue, le froid, les bébés qui pleurent.
Les gens s’entassent avec leurs enfants dans des tentes. Il y a tout simplement trop de monde. D’un point de vue sanitaire, de tous les points de vue en fait, c’est une situation complètement inhumaine.
Instinct de survie
C’est l’instinct de survie, dans sa plus simple expression. Les réfugiés se concentrent sur les choses absolument essentielles et laissent tomber tout le reste. Les tentes sont près des toilettes. L’odeur est pestilentielle. Certains ont tellement peur de s’éloigner, parce qu’ils ne savent pas quand la frontière va ouvrir, ni pendant combien de temps, ni combien de personnes seront autorisées à passer, qu’ils ne bougent jamais. Ils ne vont même pas se chercher à manger.
Ils ne font que rester là, assis à attendre. Et à espérer. Espérer, espérer, espérer que la frontière ouvrira et qu’ils réussiront à passer, à continuer leur chemin vers un endroit qui peut-être voudra d’eux. Ils n’ont que cela en tête. Ils ont renoncé à tout le reste.
Et comme il y a tellement de monde, on manque toujours de tout. Il n’y a pas assez de travailleurs humanitaires. Pas assez de tentes.
Absence d'informations
L’autre point vraiment dur, c’est le manque d’informations. Les gens ne savent absolument pas ce qui se passe. Ils ne savent pas quand la frontière ouvrira, si elle ouvre un jour. Comme ils ne savent rien et que les travailleurs humanitaires ne sont pas assez nombreux, ils se tournent vers nous, les journalistes.
Des gens viennent me voir, me racontent leurs problèmes en espérant que je pourrai les aider. La plupart ne savent pas parler anglais. Et moi je ne parle pas arabe. Mais on essaye de se comprendre quand même. Je parle aux gens et j’essaye de les aider du mieux que je peux, ne serait-ce qu’en leur montrant que quelqu’un se soucie d’eux et les écoute.
Quand nous arrivons ici, nous rencontrons une famille afghane. Ils ont marché treize heures durant. La mère a porté son enfant âgé d’environ un an et demi pendant tout le trajet. Ils sont brûlés par le soleil. Ils se sont rendus à la frontière, mais ils ont été refoulés. Nous tombons sur eux juste après cela, alors qu’ils rebroussent chemin sur la route. Ils ne savent pas quoi faire, ni où aller. Et il n’y a rien que nous puissions faire pour eux. Absolument rien. Ils sont purement et simplement perdus.
Un jour, je vois une jeune femme dans une tente, en train d’écrire. Cela m’interpelle. Ce n’est pas quelque chose que l’on voit d’habitude. La plupart des gens que nous voyons sont occupés à satisfaire leurs besoins vitaux les plus basiques, pas à écrire… J’engage la conversation. Elle vient d’Alep et elle parle un anglais parfait. Je lui demande pourquoi elle écrit. « Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? » me répond-elle.
Puis elle me demande : « s’il vous plaît, si vous avez des nouvelles, dites-nous la vérité, dites-nous ce qu’il y aurait de mieux à faire si vous étiez à notre place ».
Mais que pourrais-je lui dire ? Je ne peux pas grand-chose pour elle, mais c’est si doux de croiser une personne qui, en d’autres circonstances, pourrait être une amie... Je note son numéro de téléphone, nous décidons de rester en contact. Au moment de notre rencontre, cela fait seulement cinq jours qu’elle est là. D’autres végètent à la frontière depuis près de trois semaines.
Un autre moment qui me marque, c’est quand je vois cette petite fille qui s’agrippe à une vieille et énorme chaussure, comme s’il s’agissait d’un jouet en peluche…
D’un point de vue professionnel, quand on part sur ce genre de reportage, on commence par être excitée à l’idée de prendre de bonnes photos. Et puis, peu à peu, on prend l’histoire à cœur. On rencontre des gens, on les revoit tous les jours. On commence à s'identifier à eux et on essaye de leur rendre service comme on peut. On leur passe de petites informations utiles: à tel endroit, à cette heure de la journée, on distribue du pain, à tel endroit on distribue des couvertures… Les réfugiés apprécient toujours ce genre de geste. Bref, qu’on le veuille ou non, on finit par s’impliquer, par faire intégralement partie de l’histoire qu’on est en train de couvrir.
Et au bout d’un moment, il faut partir. Se détacher, faire le vide dans sa tête devient une nécessité.
Le jour où nous quittons la frontière, il pleut, encore. Les conditions pour prendre des photos sont bonnes mais nous sommes restés assez longtemps, nous devons nous en aller.
Certains réfugiés croient qu’Angela Merkel, la chancelière allemande, les attend à bras ouverts et que tous les autres pays essayent de les empêcher de la rejoindre. D’autres, au contraire, pensent que c’est l’Allemagne qui paie la Macédoine pour qu’elle maintienne sa frontière fermée. Beaucoup de gens nous disent : « on ferait bien demi-tour, mais on n’a nulle part où aller, on ne sait pas ce qui va nous arriver. Alors on reste ici et on espère quelque chose ».
Louisa Gouliamaki est une photographe de l’AFP basée à Athènes. Suivez-la sur Twitter (@lgouliam). Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson (lire la version originale).