Fuir la Syrie par le trou d’une aiguille
AKÇAKALE (Turquie), 15 juin 2015 – Cela fait près d'une semaine que nous sommes ici, à Akçakale, à la frontière turco-syrienne. En face de nous, nous pouvons voir la ville syrienne de Tall Abyad, au cœur d’une féroce bataille entre le groupe Etat islamique qui la tient et les forces kurdes qui cherchent à la reprendre. Des milliers de personnes fuient les combats et essayent de rejoindre la Turquie, où quelque 1,8 million de Syriens ont déjà trouvé refuge. Mais le 10 juin, après avoir laissé entrer plus de 13.500 habitants de Tall Abyad, les autorités turques, craignant d’être débordées par un afflux massif, ont fermé la frontière.
Samedi 13 juin, la situation est de plus en plus dramatique. Nous sommes en train de rouler près de la frontière, à la recherche de réfugiés, quand nous apprenons que de nombreux Syriens se sont rassemblés devant le poste frontière d’Akçakale dans l’espoir d’entrer en Turquie. Sur place, nous voyons une foule gigantesque massée dans les champs, dans une chaleur suffocante. Les forces turques emploient des canons à eau et tirent des coups de feu en l’air pour essayer de les repousser loin de la clôture.
Ce soir-là, nous apercevons un groupe de combattants de l’Etat islamique qui s’approche de la ligne de démarcation. Ils sont sept ou huit. Ils peuvent nous voir prendre des photos. Ils rient, font de grands gestes dans notre direction. Essayent-ils de nous dire quelque chose, ou font-ils simplement de l’esbroufe ?
Ils ordonnent à la foule de se disperser et de retourner à Tall Abyad. Au bout d’une vingtaine de minutes, ils partent, et les candidats au passage de la frontière refont leur apparition dans le champ, exactement comme avant.
Le lendemain, dimanche, nous revenons au poste frontière d’Akçakale. Nous nous attendons à voir autant de monde que la veille du côté syrien, mais il n’y a personne. Selon les informations qui nous parviennent les jihadistes empêchent la population de s’approcher de la Turquie. Je commence à penser que nous sommes venus pour rien.
Soudain, je vois apparaître quelques personnes au sommet d’une colline. Au début, je me dis qu’il s’agit juste de villageois qui passent dans le coin. Mais d’autres individus font leur apparition, puis d’autres. Bientôt, ce sont des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, portant des sacs avec leurs effets personnels, qui surgissent de derrière la colline et déferlent vers la frontière. Tout cela se produit en l’espace de cinq minutes, comme si l’apparition de cette marée humaine avait été orchestrée pour une superproduction hollywoodienne. La scène à laquelle j’assiste dépasse l’imagination.
Je vois des gens se précipiter depuis le côté turc pour venir en aide aux malheureux. Je me mets à courir avec eux, sans prêter attention aux soldats turcs qui nous hurlent dessus. Les Syriens ont apporté des outils avec lesquels ils cisaillent la clôture frontalière. Au début, la brèche a tout juste la largeur suffisante pour permettre le passage d’une seule personne. Tout le monde se bouscule, se pousse pour essayer d’entrer en Turquie par ce trou minuscule.
Finalement, les Syriens réussissent à abattre un pan entier de la clôture. D’autres choisissent de l’escalader. Presque toutes les femmes sont accompagnées d’enfants, de bébés que l’on se passe de main en main par-dessus les barbelés tranchants. Il y a tellement d’enfants… c’est inimaginable. Quels souvenirs d’enfance pour tous ces gamins ! Certains déchirent leurs vêtements sur les barbelés mais heureusement, à ma connaissance, personne n’est sérieusement blessé.
Après la clôture, il y a un second obstacle : les tranchées frontalières. Certains se jettent dedans, tentent de les franchir par leurs propres moyens. Pour ne pas créer un dangereux goulet d’étranglement, les autorités turques décident finalement d’ouvrir la frontière et d’aider tout le monde à passer dans le bon ordre.
Cela fait quatre ans que je photographie les réfugiés syriens à la frontière. J’ai assisté à la bataille de Kobané, qui avait provoqué l’exode de 200.000 personnes. Mais cette fois, c’est différent. Je n’avais encore jamais vu une chose pareille, des milliers de personnes qui fuient désespérément leur pays à travers une brèche aussi exiguë. Je n’ai pas le temps de parler avec ces gens, mais je peux voir la peur dans leurs yeux. Ils crient, ils se bousculent. Les familles font des efforts désespérés pour rester groupées, pour ne pas perdre un enfant dans la cohue.
A l’heure actuelle, je peux voir encore 1.000 ou 1.500 personnes massées du côté syrien, dans l’espoir que la Turquie ouvrira la frontière à nouveau. Je peux voir également des combattants kurdes qui se rapprochent de là où nous sommes. On entend le son du mortier dans le lointain.
Quand on travaille à la frontière d’un pays en guerre, il s’agit de faire attention. Normalement, les militaires turcs nous interdisent de nous approcher de la clôture barbelée, et je respecte la consigne. Mais là, tout a changé. Au milieu de ce chaos, les autorités nous laissent faire notre travail. Quand deux mille réfugiés sautent en même temps par-dessus la frontière, il n’y a tout simplement plus aucune règle qui tienne.
Bülent Kiliç est un photographe de l’AFP basé à Istanbul. Suivez-le sur Twitter.