Ma vie sur la planète des singes
NEW DELHI – « Vous allez peut-être trouver ça bizarre », m’écrit mon propriétaire dans un mail, « mais je crois que j’ai trouvé ce qui se passe. Ce sont les singes qui volent votre eau ».
Voilà des semaines que l’eau courante dans mon appartement de New Delhi fonctionne de façon erratique. Tous les soirs, je mets en marche la pompe à mon domicile pour que l’eau s’accumule dans le réservoir sur le toit pendant la nuit. Tous les matins, j’ouvre les robinets de ma salle de bains et, après quelques glouglous prometteurs, rien ne sort. Diantre. Etre privée de douche à Delhi en plein été est quelque chose que je ne souhaiterais même pas à mon pire ennemi.
Mon proprio est habitué aux complaintes des locataires étrangers aux prises avec les capricieux réseaux d’eau et d’électricité indiens. Au début, il suggère poliment que, peut-être, je suis un peu trop gourmande. Bien sûr, ce n’est pas de ma faute, dit-il. Et si je demandais au jardinier d’être un peu plus économe en arrosant les plantes ? Et si la femme de ménage surveillait de plus près sa consommation d’eau ?
Mais, comme rien de tout ça ne marche, on finit par envoyer un factotum sur le toit pour inspecter le réservoir. Non, pas de fuite. Oui, la pompe fonctionne correctement.
Le mystère reste entier. Et pendant ce temps, les températures à Delhi dépassent les quarante degrés. Au bureau, la tolérance de mes collègues est mise à l’épreuve.
Et enfin, le dénouement. Une nouvelle inspection sur le toit, à l’aube, révèle qu’un robinet a été ouvert et a coulé toute la nuit. Les coupables sont tout désignes: les singes. La nuit suivante, le robinet est hermétiquement scellé avec du fil de fer. Et naturellement, le problème disparaît. Le lendemain matin, je prends une des douches les plus délicieuses de ma vie.
Depuis que je me suis installée ici, j’ai entendu quantité de récits sur ce que les habitants de Delhi appellent la menace des singes. Quelqu’un m’a raconté que les primates avaient ouvert une véritable piscine publique sur son toit en découvrant comment soulever le couvercle de son réservoir d’eau. Quand il avait condamné le couvercle à l’aide d’une grosse pierre, les singes avaient réussi à la faire rouler. Et la pierre était tombée sur sa voiture, garée dans la rue en contrebas.
Dans le voisinage, les vendeurs de fruits s’arment de frondes pour se défendre contre les vols simiesques. Mais ils sont parfois insuffisamment rapides à la détente pour empêcher les singes de s’emparer d’une grappe de raisins juteuse ou d’un régime de bananes.
Les courts de tennis sont un des points de rendez-vous préférés des singes. Et rien ne vous distrait plus sûrement dans votre jeu qu’un énorme macaque mâle qui se promène devant le filet.
De temps en temps, l’association des riverains appelle les services municipaux qui, au cours de raids nocturnes, font déguerpir les singes. Les humains retrouvent alors un certain répit. Mais jamais pour longtemps.
Il y a quelques mois, je me trouvais dans mon appartement avec toutes les fenêtres ouvertes. Je n’avais pas vu de singes depuis un moment. Tout à coup, la quiétude du soir avait été troublée par une série de hurlements épouvantables. Plus tard, j’avais appris de la bouche horrifiée d’un commerçant du marché d’à-côté que la source du vacarme était une gigantesque bagarre impliquant une vingtaine de singes. Les humains avaient dû fuir en courant pour se mettre à l’abri.
Le bureau de l’AFP, dans le centre-ville, n’est pas à l’abri de la menace. Les collègues qui sont suffisamment courageux pour aller manger leur déjeuner sur le toit de l’immeuble, quand les températures deviennent plus douces en automne et au printemps, risquent à tout moment de tomber dans une embuscade qui les privera non seulement de leur repas, mais aussi de leurs lunettes de soleil, de leurs portefeuilles ou de tout autre objet qu’ils portent sur eux.
Une simple promenade dans la rue peut être dangereuse. Un matin, peu après mon arrivée à New Delhi, je passe devant le café du coin en me dirigeant à pied vers le bureau quand je suis soudainement été aspergée par un jet d’eau. En levant les yeux vers le ciel, j’aperçois vu un gros singe dans un arbre, qui me regarde fixement pendant qu’il répond à un appel pressant de la nature.
Chaque année, des centaines de cas de morsures par des singes sont recensés dans la ville. Il est arrivé que les singes envahissent les terrains de cricket et provoquent des coupures d’internet en mâchouillant des câbles. Il faut dire que beaucoup d’hindous, par piété, donnent à manger aux primates pour faire une offrande rituelle au populaire dieu-singe Hanuman.
Pendant des années, la municipalité de New Delhi a délogé les macaques des édifices gouvernementaux et des résidences officielles en employant des singes langur, plus agressifs et plus gros. Mais en 2013, une décision de justice a interdit cette pratique, jugée trop cruelle.
Et quand les juges ont également interdit l’usage de balles en caoutchouc et la pose de clôtures électrifiées autour des bâtiments, les autorités ont commencé à avoir recours à des épouvantails vivants, qui portent des masques et imitent à la perfection le cri du langur pour effrayer les macaques. Les pouvoirs publics ont aussi essayé de donner aux singes de la nourriture mélangée à une substance contraceptive, mais rien n’y a fait.
Au fond, tout ceci n’est qu’un effet collatéral de la chance que nous avons de vivre dans une des capitales les plus vertes du monde. Avec ses innombrables arbres et ses bâtiments peu élevés, New Delhi est un paradis pour singes. C’est particulièrement le cas dans le luxueux quartier central de Lutyens, où vivent de nombreux juges de la Cour suprême, hauts fonctionnaires et officiers supérieurs.
Même le Premier ministre n’est pas épargné. Si l’on en croit un récent article dans le journal, il emploie dans sa résidence officielle trois effrayeurs de singes dédiés. Ils se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour faire en sorte, avec leurs cris de langur, que le dirigeant de la plus grande démocratie mondiale ne manque jamais d’eau à ses robinets.