(AFP / Leon Neal)

Se réveiller avec le Brexit

PARIS –  Je me souviens d’une longue conversation avec mon frère, il y a quelques années, pendant une promenade que nous faisions le long de la mer dans la ville balnéaire anglaise décrépie où nous avions tous les deux grandi. Nous discutions de la signification d’être Britannique. « C’est évident », je me souviens d’avoir dit, « être Britannique, c’est être tolérant. On est un pays formé de différentes communautés. C’est quelque chose dont on est particulièrement fiers ».

Mais ce vendredi 24 juin à l'aube, alors que j’ai les yeux cernés après avoir travaillé toute la nuit au Desk anglais de l’AFP à Paris sur le référendum sur le Brexit, cette vision idyllique d’un Royaume-Uni multiculturel et heureux me paraît tout à coup bien lointaine. Ma « tolérante » Grande-Bretagne vient de voter à 51,9 pourcent son départ de l’Union européenne. La campagne électorale a essentiellement consisté à savoir quelle vision du pays s’imposerait et au final, nous avons décidé que le mieux était de tourner le dos à nos voisins.

Des retraités arrivent au bureau de vote installé dans le Royal Hospital de Chelsea, dans l'ouest de Londres (AFP / Leon Neal)

Je peux comprendre certaines des raisons qui ont poussé les gens à se prononcer pour le Brexit. Oui, vraiment. Je sais que beaucoup de Britanniques ont voté pour la sortie de l’UE après avoir longuement et profondément réfléchi aux conséquences de faire cavalier seul. Pour certains, le choix allait de soi. Si j’étais un entrepreneur anglais du bâtiment et que je devais faire face à l’afflux de la concurrence polonaise, j’aurais probablement voté Leave.

Mais ce qui me dérange, c’est que le camp du Brexit doit largement sa victoire à une vision du Royaume-Uni qui ne me semble pas du tout correspondre à la réalité, et qui ne correspond pas à la réalité non plus pour une écrasante majorité de jeunes Britanniques, par nature ouverts à l’extérieur et pour qui les bénéfices de l’appartenance à l’UE sont absolument évidents. Hélas, ceux et celles qui vont devoir subir les conséquences de ce vote durant les décennies à venir, c’est nous.

Au Festival de Glastonbury, le 24 juin (AFP / Andy Buchanan)

Un institut de sondages à la recherche de l’archétype de l’électeur pro-européen trouverait sûrement en moi le cobaye idéal. J’ai vingt-huit ans, un diplôme universitaire et je suis la fille d’une Anglaise et d’un immigré vietnamien. Comme jeune journaliste, j’ai travaillé en Grande-Bretagne, à Hong Kong, aux Etats-Unis et maintenant en France. Avant la bombe du Brexit, j’étais heureuse de profiter de mon droit de travailler sans restrictions dans n’importe quel Etat de l’UE et de pouvoir passer mes weekends aux Pays-Bas, où vit mon petit ami, sans franchir de contrôles aux frontières. Pour moi, rester attachés à l’Europe tombait sous le sens.

Si mes amis sur Facebook constituaient une circonscription électorale, le Remain l’aurait emporté à 99 pourcent. Tous mes proches, essentiellement des jeunes professionnels qui ont fait des études supérieures, ont voté en bloc pour le maintien dans l’UE.

Quand j’arrive au desk anglophone Europe-Afrique de l’AFP ce jeudi soir, avec pour mission d’éditer les dépêches sur le référendum toute la nuit durant, je me sens prudemment optimiste. Après des jours de coude-à-coude dans les sondages, j’espère que les électeurs indécis feront pencher la balance en faveur du Remain.

Avant de commencer à travailler, j’ai dîné avec quelques collègues dans un restaurant près des grands boulevards parisiens qui s’appelle Albion. Nous avons en partie choisi de manger là pour des raisons sentimentales, puisqu’Albion est l’ancien nom de la Grande-Bretagne. Le moral est bon. Et quand nous arrivons au bureau, il est encore meilleur : deux sondages prédisent une majorité confortable au camp du Remain, de l’ordre de 52 à 54 pourcent. « C’est bon, les jeux sont faits », pensons-nous, en prenant peut-être un peu trop nos désirs pour des réalités.

Le dépouillement commence à Glasgow, le 23 juin (AFP / Robert Perry)

Couvrir une élection, c’est toujours délicat. En tant que journalistes d’une agence d’information mondiale, notre devoir est de coller aux faits, de ne pas fausser ou distordre la réalité, d’informer au lieu de persuader. Mais cette fois, pour une grande partie d’entre nous, les enjeux personnels sont vraiment énormes.

Je suis l’une des nombreuses Britanniques qui travaillent pour le service en anglais de l’AFP au siège parisien et partout en Europe et dans le monde. Mon chef est arrivé en France après avoir travaillé à Bruxelles et à Berlin. Mes collègues à Madrid, à Rome, à Vienne et dans bien d’autres pays seront également affectés par le résultat. Au cours des derniers jours, quand je bavardais avec eux au téléphone et qu’on se demandait mutuellement nos pronostics, la quasi-totalité d’entre nous exprimait avec ferveur l’espoir que le Remain l’emporterait, ne serait-ce que parce que le Brexit compliquerait énormément nos vies personnelles.

Mais alors que cette longue nuit du jeudi au vendredi vient à peine de commencer, mon boss commence à se ronger les sangs. Il est assis à côté de moi, et il zappe frénétiquement entre Sky News et la BBC sur les deux télévisions du service. Il semble gagné par un mauvais pressentiment. Je lui suggère de se détendre un peu. Après tout, deux instituts de sondage sérieux et fiables, YouGov et Ipsos Mori, donnent le Remain gagnant. Certes, lors des élections de l’an dernier, ils se sont prodigieusement trompés, mais il est impensable qu’ils répètent leurs erreurs. Et puis il est encore trop tôt : on ne connaît les résultats que dans trois circonscriptions sur 382, il est impossible de tirer la moindre conclusion à ce stade.

Mais mon boss a raison.

Le leader du parti europhobe UKIP Nigel Farage apprend la victoire du "Leave" (AFP / Geoff Caddick)

Vers trois heures du matin, la situation commence à devenir surréaliste. Les chaînes de télévision crachent des rafales de résultats en faveur du Leave. Mon boss n’arrête pas de grommeler et de pester. Le rédacteur en chef de permanence, un Anglais lui aussi, vient nous voir de temps en temps et apporte sa dose de jurons.

Les heures qui suivent ressemblent à un mauvais rêve. Je garde espoir que les électeurs dans les grandes villes majoritairement pro-européennes comme Londres réussiront à infléchir le scrutin. Mais quand, à l’aube, tombent les résultats de Birmingham, c’est la douche froide. La deuxième ville du Royaume-Uni, qui compte une grosse population immigrée et dont les experts prédisaient qu’elle allait voter majoritairement en faveur du Remain, se prononce pour le Leave à une étroite majorité de 50,4 contre 49,6 pourcent.

« Voilà, c’est cuit », je pense, tout en voyant sur les écrans le total des voix en faveur du départ de l’UE dépasser de plus d’un million celles en faveur du maintien.

Au quartier général des partisans du "Leave" à Londres, à l'aube du 24 juin (AFP / Geoff Caddick)

Je me mets en mode pilote automatique. J’édite les dépêches de nos correspondants à Londres, qui travaillent eux aussi toute la nuit et qui semblent aussi sonnés que nous par ce séisme politique auquel ils assistent depuis les premières loges. Je m’efforce d’améliorer les textes pour les rendre plus faciles à comprendre pour les lecteurs moins au fait des débats sur le Brexit, mais j’ai la tête ailleurs. Je suis dans un état second. Au moment où les grandes chaînes de télévision annoncent que le Leave a gagné, peu avant sept heures du matin, mon boss et le rédacteur en chef ont le visage blême. Plus personne ne plaisante. Mon fil Facebook commence à se remplir de messages atterrés de gens qui apprennent la nouvelle au réveil.

Les gens du matin commencent à arriver dans la salle de rédaction. Je les regarde, je secoue la tête, nous échangeons quelques jurons et je retourne au travail. Nous alternons entre les blagues – le fameux flegme britannique – et le désarroi total.

Un des aspects les plus dévastateurs de ce référendum, c’est le gouffre qu’il a creusé entre les générations. Si l’on en croit l’estimation de YouGov (à prendre avec des pincettes, vu que cet institut de sondages a aussi prédit la victoire du Remain), les trois quarts des 18-25 ans ont voté pour le maintien dans l’UE. Seuls 36 pourcent des plus de 65 ans ont fait de même. Dans la tranche la plus âgée de l’électorat – qui comprend les parents et les grands-parents de plusieurs de mes amis – le Leave l’a emporté de façon écrasante.

Des partisans du "Remain" pendant l'annonce des résultats, le 24 juin (AFP / Rob Stothard - pool)
Des sympathisantes du parti europhone Ukip à Clacton-on-Sea, le 21 juin (AFP / Justin Tallis)

 

Au Royaume-Uni, l’espérance de vie est actuellement de 81 ans. Une personne de mon âge devra supporter les conséquences de ce référendum pendant cinq décennies en moyenne. Pour les Britanniques plus jeunes que moi, ce sera encore plus long. Nous ne voulions pas de cet avenir-là, mais il nous a été imposé par une génération d’électeurs âgés, dont beaucoup sont aigris par la façon dont le pays a changé depuis qu’ils étaient jeunes.

Mon pays a voté pour « reprendre le contrôle » de son destin face à un club de vingt-huit pays accusé d’avoir volé notre souveraineté et rempli nos villes d’immigrants qui nous prennent nos emplois et parasitent nos services publics. Dans la dernière ligne droite de sa campagne électorale, une semaine avant le scrutin, le leader du parti europhobe UKIP, Nigel Farage, a dévoilé une affiche montrant une immense file de réfugiés, très distinctement non-blancs, affluant vers l’Europe avec la mention : « point de rupture ».

(AFP / Daniel Leal-Olivas)

Malgré le tollé suscité par cette affiche largement accusée de racisme, il a refusé de s’excuser. En fait, la totalité de la campagne a été dominée par la peur de l’immigration et de ses prétendus effets néfastes sur la société britannique. Nous avons voté pour une vision du Royaume-Uni étriquée, voire carrément xénophobe.

Ce n’est pas la Grande-Bretagne qui a accueilli mon père vietnamien, lequel trois décennies après son arrivée ne manque pas un épisode de la série EastEnders sur la BBC et aime parcourir les rayons des supermarchés à la recherche de plats britanniques aussi classiques que le poulet tikka masala.

Manchester célèbre le Nouvel-An chinois, le 12 février 2016 (AFP / Oli Scarff)

Quand je regarde la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, je ne vois que des divisions. Je vois un pays déchiré entre une majorité frustrée et en colère qui pense que l’UE et la mondialisation ont été mauvaises pour le pays, et une minorité perçue comme une élite cosmopolite qui ne verrait dans l’Europe que ce qu’elle a de meilleur. Imaginer que je fais partie de cette prétendue élite, dans cet étrange conflit de société, me dérange beaucoup. J’ai grandi au-dessus du petit magasin de vélos que tenaient mes parents dans une ville de seconde zone dans l’Essex, et je ne pourrai jamais me considérer comme faisant partie d’une quelconque caste de privilégiés.

Je déteste penser aux autres façons dont le Brexit pourrait déchirer notre pays, comme un second référendum d’autodétermination en Ecosse ou la possibilité d’un vote pour réunifier l’Irlande, vu que l’Irlande du Nord et l’Ecosse, à l’inverse de l’Angleterre et du Pays de Galles, se sont majoritairement prononcées pour le Remain. J’ai du mal à trouver encore quelque chose « d’uni » dans notre Royaume-Uni. Et je me demande si la Grande-Bretagne mérite encore le qualificatif de « grande ».

Les partisans du "Remain" apprennent leur défaite, le 24 juin à l'aube (AFP / Rob Stothard - pool)

Je n’ai pas dormi depuis trente heures, mais à chaque fois que je commence à somnoler je me souviens que ce mauvais rêve ne s’évaporera pas quand je me  réveillerai. Alors, au lieu d’essayer de dormir, je me mets à parcourir sans fin mon fil Twitter, à la recherche de nouvelles. Finalement, un tweet arrive à me faire pleurer.

« Faites quelque chose ! » demande quelqu’un en interpellant l’auteure de Harry Potter, JK Rowling.

« Je crois que je n’ai jamais autant désiré un tour de magie », répond l’écrivaine.

(Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson).

La silhouette de Winston Churchill devant Big Ben et le Parlement à Londres (AFP / Niklas Halle'n)
Katy Lee