Quarante ans d’Inde dans le viseur
NEW DELHI, 19 décembre 2014 – Quand le jeune Rajeev Goswami, 20 ans, s’est immolé par le feu lors d’une manifestation étudiante en 1990, R. Raveendran était là avec son appareil photo. Son image-choc déclencha une vague de manifestations massives qui, indirectement, aboutit à la chute du gouvernement indien quelques semaines plus tard.
Ravee, nom sous lequel il est connu de tous, a finalement raccroché ses boîtiers au terme de quarante ans de carrière. Quatre décennies au cours desquelles il a couvert tous les types de sujet possibles, depuis une épidémie de peste jusqu’à la coupe du monde de cricket. Il est une institution vivante de notre bureau de l’AFP à New Delhi. En ce mois de novembre, j’ai le plaisir de passer un moment avec lui, juste après son départ à la retraite, pour parler de ses plus grands scoops et des changements technologiques dont il a été le témoin dans son travail au cours de ces quatre décennies.
« Je suis entré à l’agence en 1973 comme opérateur télex. Nous étions deux à occuper ces fonctions. A part nous, au bureau de New Delhi, il n’y avait que le directeur, le reporter indien Dilip Ganguly et un documentaliste », se souvient-il.
Dans les années 1970, il n’existe qu’une solution pour envoyer une dépêche AFP depuis New Delhi: enfourcher son vélo et l’apporter à l’Overseas Communication Service (OCS), le service télégraphique du gouvernement indien. Un travail particulièrement ingrat pendant l’état d’urgence, entre juin 1975 et mars 1977, après la suspension des élections par le Premier ministre Indira Ghandi et toutes les violations des droits de l’Homme qui avaient suivi.
A vélo jusqu'au bureau de la censure
« Les journalistes tapaient leurs dépêches sur des machines à écrire. Ils en produisaient peut-être quatre par jour. Je prenais mon vélo et j’allais au ministère de l’Intérieur pour les soumettre au bureau de la censure. Un fonctionnaire lisait l’article et rayait ce qui ne lui plaisait pas. En gros, ils censuraient tout ce qui avait trait à Indira Ghandi ou qui puisse être interprété comme favorable à l’opposition », poursuit Ravee.
« Une fois qu’ils se déclaraient satisfaits, ils tamponnaient la dépêche et j’allais alors la porter à l’OCS. Là, je devais tout retaper lettre par lettre sur le télex. Cela me prenait environ vingt minutes par dépêche. Et quand la ligne était mauvaise, il fallait parfois tout recommencer. Le texte était envoyé à Londres, d’où il était retransmis vers Paris ».
La tête la première dans une histoire énorme
« Dans les années 1970, le bureau de New Delhi ne produisait que du texte. Nous n’avons commencé à faire de la photo qu’en octobre 1984, quand Indira Gandhi a été assassinée par ses gardes du corps sikhs. Les premières images transmises par l’AFP, c’étaient celles en noir et blanc des foules immenses qui se massaient dans les rues de Delhi pendant que le corps du Premier ministre était transporté vers le lieu de sa crémation. Les images étaient transmises à Tokyo, où notre éditeur photo décidait lesquelles il voulait aussi en couleur ».
« La journée avait commencé de façon tout à fait ordinaire. Puis la nouvelle de l’assassinat est tombée et j’ai été précipité la tête la première dans une des histoires les plus énormes depuis l’indépendance de l’Inde. Non seulement je devais taper et transmettre les dépêches sur l’assassinat, mais j’étais aussi chargé de récupérer les photos prises par des pigistes. C’est l’événement qui a changé ma vie, qui m’a ouvert les portes du monde du photojournalisme ».
Quelques semaines plus tard, l’Inde se retrouve à nouveau à la une de l’actualité mondiale avec la catastrophe industrielle de Bhopal, ce qui précipite la décision de l’AFP de créer un vrai service photo à Delhi. Celui-ci est placé sous la responsabilité de Douglas Curran, qui prend le jeune Ravee sous son aile et lui enseigne tous les trucs du métier.
« Nous devions transmettre nos images à Tokyo à l’aide d’un scanner à tambour haute résolution. S’il s’agissait d’une photo couleur, il fallait la transmettre trois fois de suite. J’ai pris ma première photo couleur pendant une manifestation du Parti communiste indien, et cela m’a valu ma première couverture de Newsweek ».
La peste dans le Gujarat
La première d’une longue série. En 1994, Ravee fait la une de Time, Newsweek et Paris Match la même semaine pour sa couverture d’une épidémie de peste dans l’Etat du Gujarat.
« Cette épidémie à Surat a probablement été le plus grand reportage de ma carrière », raconte Ravee. « A cette époque, on n’avait pas encore entendu parler des équipements de sécurité, des tenues de protection. Pour des raisons évidentes, peu de photographes acceptaient d’aller là-bas. Il y avait des cadavres partout. Les rues étaient infestées de rats ».
Quatre ans plus tôt, Ravee a pris sa photo la plus emblématique : celle de l’étudiant en train de s’immoler par le feu. Le photographe est alors chargé de couvrir des manifestations d’étudiants des castes supérieures contre un projet visant à garantir aux castes inférieures un quota d’emplois dans la fonction publique.
Un clin d’œil et un toast imaginaire
« Les protestations éclataient dans tout le pays, et je les couvrais au jour le jour. Le matin du 19 septembre, j’étais avec quelques autres photographes lorsque nous avons appris que des étudiants de la fac de Deshbandhu, dans la banlieue nord de Delhi, étaient en train de préparer des actions violentes. Nous arrivions devant l’université lorsque tout à coup, devant nous, un étudiant était en flammes ».
« J’ai escaladé la clôture, j’ai couru vers Goswami et je me suis mis à prendre des photos. Je savais que c’était dans la boîte, mais quand même, je me suis senti nerveux jusqu’au moment où, de retour au bureau, j’ai développé le film. Quand Doug, mon chef, a regardé le négatif, il m’a adressé un clin d’œil et a levé le bras pour porter un toast imaginaire en mon honneur. »
« Le lendemain, ma photo faisait la une de tous les journaux indiens. Elle a fait office de détonateur pour toute une série de protestations similaires au cours des semaines suivantes en Inde ». Ces manifestations aboutiront à la chute du gouvernement de V.P. Singh. Ravee fut par la suite appelé à témoigner devant une commission d’enquêtes sur les faits. Quant à Goswami, il survécut à ses blessures sur le moment mais il mourut quatorze ans plus tard, à l’âge de 33 ans, après avoir subi de nombreux ennuis de santé.
La liste des événements couverts par Ravee sont un concentré de l’histoire de l’Inde au cours des dernières décennies. Elle inclut l’assassinat de Rajiv Gandhi en 1991, le tsunami de 2004 qui sema la mort et la dévastation sur la côte est de l’Inde ainsi qu’au Sri-Lanka voisin, et le triomphe à domicile de l’Inde lors de la coupe du monde de cricket en 2011.
Ravee se souvient aussi des violences intercommunautaires dans le Gujarat en 2002, au cours desquelles plus d’un millier de personnes, surtout des musulmans, trouvèrent la mort. Le ministre en chef du Gujarat, à l’époque, était un certain Narendra Modi. Douze ans plus tard, en mai 2014, c’est le même Ravee qui couvre sa victoire aux élections générales en Inde et son accession au poste de Premier ministre.
« J’ai vécu quatre décennies fascinantes », dit Ravee. « Je n’aurais jamais échangé cette vie pour aucune autre, et je n’aurais pas voulu qu’elle soit différente de ce qu’elle a été ».
Indranil Mukherjee est l'un des correspondants de l'AFP en Inde.