L'étrangeté des derniers procès nazis
DETMOLD (Allemagne) – « Un semblant de justice »: les quatre mots me font sursauter, parce que c’est la première fois que j’entends un magistrat si humble face à son verdict. Mais la voix claire d’Anke Grudda a le ton de l’évidence. « Il n’y a pas de sentence adéquate pour des faits d’une nature si atroce », explique-t-elle, dans un silence lourd de deux cents souffles retenus.
La chambre qu’elle préside à Detmold, dans l’ouest de l’Allemagne, vient de condamner Reinhold Hanning, 94 ans, à cinq ans de prison. En deux ans et demi à Auschwitz, l’ancien SS a contribué à tuer au moins 170.000 hommes, femmes et enfants.
Arrivé debout en février, Hanning écoute le verdict en chaise roulante, après quatre mois de procès. Du soldat bombant le torse dans son uniforme à tête de mort, dont les archives allemandes conservent la photo, il ne reste qu’un visage impassible et une large veste trahissant la carrure d’autrefois. L’ancien nazi s’est tassé au fil des audiences, comme Oskar Gröning l’an dernier. Pour son rôle dans la mort de 300.000 Juifs hongrois, l’ex-comptable d’Auschwitz avait été condamné en juillet 2015 à quatre ans de prison.
A Lunebourg, pendant trois mois, on avait tendu de noir la salle des fêtes pour y loger la masse de témoins, spectateurs et journalistes, et masquer un décor plus propice aux mariages qu’à l’évocation de la Shoah. L’air était tiède et la ville avait cette allure d’Allemagne de conte de fées, intacte et pittoresque, si loin des cicatrices de Berlin.
Mais cinq minutes avaient suffi: s’adressant aux parties civiles, le président avait rappelé le nom de leurs proches défunts, leur date de naissance et celle de leur mort dans les chambres à gaz. En calculant la différence, j’avais imaginé les joues rondes, les pas hésitants, l’incompréhension puis la terreur: 12 ans, 71 ans, 4 ans, 8 ans, 18 mois… les colombages de Lunebourg étaient déjà loin.
Ces deux procès, sans doute les derniers du nazisme, ont un parfum contradictoire que je n’ai jamais su décrire. Dans le style impersonnel de l’AFP, comment mêler l’émotion extrême et la minceur des enjeux, l’histoire et le dérisoire ? A Lunebourg comme à Detmold, on prononce des peines qui ont peu de chances d’être purgées. On reconnaît la culpabilité des « rouages » de la machine nazie, quand presque tous ont disparu. On juge des vieillards, 70 ans après la libération des camps, après avoir laissé leurs chefs en paix. Sur les 6.500 sentinelles d’Auschwitz qui ont survécu à la guerre, moins de cinquante ont été condamnées. Un bilan famélique, que la justice allemande s’efforce tardivement de rattraper.
L’absence de débat sur le sujet, vu d’Allemagne, est frappant: c’est parce que les juges ont longtemps failli qu’il faut poursuivre « jusqu’au bout ». Mais ce zèle prend parfois des accents gênants: quand une cour décide l’an dernier que Hubert Zafke, 95 ans, n’est « pas totalement inapte à comparaître », étrange formule aux limites de l’acharnement, avant que le tribunal censé le juger ne traîne ostensiblement la patte. Quand Ernst Tremmel, 93 ans, meurt une semaine avant de se présenter devant un tribunal pour mineurs, qui n’a pas dû accueillir souvent des nonagénaires. Ou quand le « procès du tournant », celui de l’ex-gardien de Sobibor John Demjanjuk, jugé à Munich en 2011, laisse le souvenir d’un condamné mutique bavant sur sa chaise.
Même quand l’instruction accouche d’un accusé présentable, le peu que je croyais comprendre de la justice n’a plus court. Il n’y a pas, au sens classique, de débat judiciaire. La défense n’a rien à contester. Depuis Demjanjuk, il suffit d’avoir servi dans un camp d’extermination, analysé comme une « usine de mort » impliquant chaque participant, pour s’en faire le complice.
L’audience est donc construite autour des récits des rescapés, les plus bouleversants que j’aie jamais entendus . Mais ils n’évoquent à aucun moment les accusés, parce qu’aucun témoin ne se souvient les avoir croisés. Dans l’immensité d’Auschwitz-Birkenau, les SS restent cette forêt d’uniformes noirs ou vert-de-gris, pas des hommes qu’on dévisage pour les fixer dans sa mémoire.
- « Avez-vous de bons souvenirs de certains SS ? Certains se comportaient-ils mieux que d’autres ? », avait demandé la présidente au premier rescapé interrogé dans le procès Hanning, dans une tentative compréhensible - et si décalée - d’individualiser les rôles.
- « Euh, je dois reconnaître que non. Je n’ai pas de souvenirs de ce type. Je vivais dans une peur constante », avait balbutié Leon Schwarzbaum, 95 ans, qui a perdu 35 membres de sa famille dans la Shoah.
Les victimes sont si nombreuses qu’on n’énumère pas leurs noms, mais l’accusation reste d’une minceur étonnante: au procès Gröning, l’anéantissement de 300.000 vies en deux mois reposait dans trois caisses de plastique. C’est moins qu’une affaire de banditisme jugée en correctionnelle, avec ses tomes replets qui aimantent les photographes. Pour juger un crime aussi immense et collectif, il a fallu le découper en parcelles et laisser hors champ la masse des responsables, mais l’artifice saute aux yeux. « Nous ne pouvons condamner Reinhold Hanning pour l’entièreté du crime. Un tribunal s’occupe de culpabilité individuelle », insiste Anke Grudda ce vendredi 17 juin.
Peut-être faut-il y voir, comme le suggérait début 2015 le New Yorker, des « cérémonies » plus que des procès, des formes particulières de mémoire, avant la disparition des témoins vivants. « Il n’y aura jamais de justice pour l’Holocauste, ni de reconnaissance de son énormité », avançait le magazine, dans une anticipation troublante des mots de la juge Grudda.
Contrairement à ce qui se produisait pendant les premiers procès nazis, établir les faits n’est plus un enjeu: les historiens s’en sont chargés. Il n’y a pas l’ombre d’une discordance entre les récits des survivants et des accusés. Gröning comme Hanning racontent l’horreur des sélections et la mort industrielle, masquée aux regards et révélée par la fumée des crématoires.
Mais chaque témoignage déborde du cadre pénal. Leur seul point commun, c’est la brutalité des adieux, la disparition en quelques secondes des parents, du grand-père ou d’une petite sœur, décidée d’un coup de menton par les médecins chargés de la sélection. Au paroxysme de l’extermination, aux premiers jours de l’été 1944, « moins de 5 pourcent des nouveaux arrivants étaient jugés aptes au travail », rappelait le procureur Andreas Brendel au procès Hanning, la voix vibrant d’une colère froide.
Au-delà, chaque histoire est singulière et le papier qui en donne l’idée la plus juste, écrit par ma collègue Hui Min Neo, est le portrait d’Angela Orosz. Avant d’être cette toute petite femme venue du Canada parler aux juges allemands, elle a été l’un des rares bébés qui ont survécu à Auschwitz, sauvée par le courage de sa mère et la solidarité de quelques codétenues. Tous les rescapés auraient mérité le même hommage, et l’avoir si peu fait laisse un goût d’inachevé.
Au deuxième jour du procès Gröning, Eva Kor décrivait par exemple les expériences de Josef Mengele qu’elle a endurées à dix ans, avec sa sœur jumelle, pour ne retrouver de sa famille que « trois photos sur un sol poussiéreux ». Quelques phrases tiennent dans le compte-rendu du jour, mais elle a aussi raconté la quête de sens qui a occupé sa vie, jusqu’à correspondre avec Hans Münch, l’un des anciens médecins d’Auschwitz.
« Il a été très serviable. Il a répondu à toutes mes questions. Je voulais le remercier, mais je ne savais pas comment remercier un docteur nazi », expliquait-elle avec une simplicité désarmante. Son témoignage avait été suivi d’une salve d’applaudissements, sèchement interrompue par le président du tribunal.
J’aurais voulu raconter l’émotion que dégage Erna de Vries, la douceur de ses traits et le calme de sa voix. A 17 ans, l’élève infirmière, qui aurait rêvé d’être médecin, avait été prise dans une rafle. Relâchée parce que « mi-juive », elle était rentrée boucler sa valise pour accompagner volontairement sa mère à Auschwitz. Malade et enfermée dans le « bloc de la mort », celui qui destinait aux chambres à gaz les déportées trop faibles, elle en avait réchappé par miracle et avait promis à sa mère de « survivre pour raconter ». Elle l’a fait à Detmold pour la première fois, face à sa famille, la main discrètement posée sur celle de sa petite-fille.
Ressuscitant un monde englouti, l’espace d’une heure, Leon Schwarzbaum a raconté la communauté yiddish de Pologne décimée par la Shoah. Adolescent épris de jazz, il a d’abord écouté son père, si admiratif des Allemands qu’il refusait de craindre « ce peuple de poètes et de philosophes ». Mais cinquante kilomètres séparaient Auschwitz du ghetto de Bendzin, où circulaient les récits des quelques évadés. Lorsqu’il a été déporté en août 1943, « on avait déjà une idée de ce qu’il se passait. Certains parents essayaient de jeter leurs enfants hors du train ».
De ce foisonnement de récits, qui ont déjà donné lieu à un livre, le plus dérangeant reste de découvrir Auschwitz à hauteur de SS: la pire scène de crime de l’histoire devient ce lieu de travail où l’on s’accommode de tout. Rien n’égalera la fascination qu’ont suscité les récits des dirigeants nazis et des commandants de camps, les Adolf Eichmann, Franz Strangl ou Rudolf Höss. Pourtant, peu de simples gardiens ont décrit leur quotidien. Ceux qu’on a jugés il y a trente ans avaient encore tout à perdre: leur liberté, leur statut social, l’estime de leurs proches. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et ce n’est pas le moindre apport de ces procès tardifs.
Après 71 ans de silence, Hanning a fini par livrer une confession écrite de 25 pages, lue à l’audience par ses avocats. Son texte laisse une impression étrange, parce qu’il mêle l’odeur des crématoires et le « manque de camaraderie » entre soldats, déploré à deux reprises. L’un l’a-t-il au moins gêné plus que l’autre ? C’est difficile à savoir, parce qu’il se positionne en « observateur distant », laissant aux kapos le contact direct avec les déportés. Il se décrit seulement dans deux scènes de compassion, brumeuses et invérifiables.
La démarche de Gröning est très différente. Hanté par Auschwitz depuis sa retraite, il y a trente ans, il n’a pas attendu que la justice le rattrape. Atterré par une conversation avec un membre de son club de philatélie, qui lui avait tendu un ouvrage négationniste, il a rédigé un mémoire pour ses deux fils, participé à un documentaire de la BBC et à un livre de Lawrence Rees, enduré insultes et menaces, et ouvrait encore sa porte aux journalistes quelques mois avant son procès.
- « Prêt à répondre ? », lui avait demandé le président du tribunal, rappelant son droit de garder le silence.
- « Aussi longtemps que je le pourrai ».
Incroyablement précis, Gröning s’était immergé dans ses souvenirs au point de plaisanter, après avoir avalé sa bouteille d’eau d’un trait: « Comme la vodka à Auschwitz ! ».
Son récit était si dense que j’avais essayé de le raconter sur Twitter (ici et ici). Il était tour à tour prosaïque et terrifiant, marqué par un repentir sincère et encore imprégné de pensée nazie.
Comme tant d’accusés avant lui, il aurait pu invoquer l’impossibilité de désobéir dans une dictature. Mais Gröning n’a pas caché son « euphorie » aux premières heures de la guerre, puis son adhésion au projet de tuer « les ennemis du peuple allemand ». Il faut l’avoir entendu parler « d’effort de guerre » pour désigner la Shoah, ou qualifier de « routine » les préparatifs de l’extermination des Juifs hongrois, pour mesurer la force de son endoctrinement. Venu d’un homme tourmenté par sa conscience, allergique à la violence au point de n’avoir « jamais donné une gifle de sa vie », ce n’est pas un témoignage qu’on oublie facilement.
A quoi sert, quand tant de chercheurs ont disséqué la Shoah, de raconter encore ces récits ? « A comprendre qu’Auschwitz ne s’est pas déroulé sur Mars », m’explique Andrej Umansky, historien, juriste, et guide précieux vers les sommets de raffinement du droit allemand. Cette « connexion personnelle », dit-il, « enlève le côté abstrait, et l’idée que ça ne pourra jamais se reproduire ».
Je ne suis pas sûre que la force de ces audiences résiste à la froideur des articles de presse. Mais je garde l’image des bancs du public, complets pendant des mois quand ceux des médias se vidaient. Il y avait des proches des parties civiles et de simples citoyens, hommes et femmes à parts égales, beaucoup d’étudiants et de lycéens. A leurs visages tendus, aux yeux rougis de certains, il me semble qu’eux aussi s’en souviendront.