Captivés par les orques

Tromso, nord de la Norvège -- Quand deux photographes expérimentés de l’AFP sont partis en quête des orques bien au-delà du cercle arctique, ils ne s’attendaient pas à tomber amoureux. Le décor n’était pas très accueillant, avec une température extérieure de moins 10 ou 15 degrés Celsius, et celle de l’eau juste au-dessus de zéro.

Au mois de janvier, à la latitude de Tromso, au nord de la Norvège, Mère Nature est avare en éclairage. Il ne faut pas espérer plus de deux heures de lumière diurne pour travailler. De surcroît le ciel était couvert et les eaux des fjords, d’ordinaire si claires, étaient troublées par les sédiments soulevés avec une récente tempête. 

Mais qu’à cela ne tienne, après une semaine de plongée avec ces géants gracieux, Olivier Morin et François-Xavier Marit sont tombés sous leur charme.

« C’était magique ».

                                               Francois-Xavier Marit

Je ne m’attendais pas à m’amuser autant. C’est compréhensible. Je n’avais jamais plongé dans une eau aussi froide. Et l’excitation d’observer des orques en pleine nature n’a pas diminué mon appréhension.

J’ai l’habitude de la plongée, mais généralement pour installer des équipements contrôlés à distance dans des piscines chauffées pour pouvoir y photographier les nageurs dans les compétitions internationales. Ou bien encore pour le plaisir dans les eaux de pays avec un climat raisonnable, comme l’Espagne ou la Grèce. D’où ma petite inquiétude.     

Mon collègue Olivier a l’habitude des eaux glacées. Il aime le froid et pense que surfer  au-delà du cercle polaire est amusant. Il a bien tenté de me rassurer, je ne peux pas dire qu’il ait entièrement réussi.

Nous avons passé la semaine à bord d’un vieux bateau de pêche, qui sillonne les fjords à la recherche des orques.

En compagnie de touristes et avec notre guide, Pierre Robert de Latour, qui a passé plus de vingt ans à étudier les épaulards.

Quand l’équipage les repérait, il nous faisait signe de nous équiper avec nos combinaisons de plongée avant de mettre un l’eau un canot semi-rigide pour nous rapprocher des animaux.

Ça n’a pas été ma partie préférée. Comme le canot va très vite, le froid ressenti est encore plus mordant que les -10 ou -15 degrés de l’air ambiant. Je me suis assis, en serrant mon équipement contre moi, tremblant de froid, en me demandant comment conserver un peu de chaleur.

Quand Pierre a jugé le moment opportun il nous a donné le signal d’aller à l’eau. La première fois, je j’ai fait sans réfléchir, j’ai juste sauté.

Et j’ai vu ma première orque.   

Nous avons eu deux types de rencontres avec elles. Soit elles interagissaient avec nous, en nageant autour, ou bien elles nous voyaient mais poursuivaient leur route, à la recherche du hareng qui est leur principale source d’alimentation.

Quand vous êtes près des orques il ne faut pas les toucher. Vous êtes leur invité. Vous restez là et vous les laissez faire ce qu’elles veulent.

Quand on entend leur chant c’est magique. On peut le saisir même hors de l’eau.

Je garde un moment à l’esprit. Le crépuscule est arrivé. La lampe du canot se reflétait dans l'eau. Nous sommes sortis de l'eau et nous avons continué à les entendre. Nous étions dans un autre monde. Magique.

Notre bateau, le Sula, était dans les mains expertes d’Olav Stromsholm, qui organise des visites comme celles-ci depuis environ 20 ans. 

Hors de l’eau, il y a eu beaucoup d’attentes et de discussions. Nous avons été plongés pendant sept jours dans une ambiance de passionnés par la vie des orques et dans l’enthousiasme des touristes venus les observer.

Au-delà de notre engouement pour ce cadre de travail, c’était aussi l’occasion de nous consacrer à notre passion pour les images. Notre objectif était double. Obtenir des photos et des vidéos d'orques utilisables par les clients de l'AFP, et tester le fonctionnement des équipements dans des conditions bien particulières.

Nous ne pensions donc pas seulement à la magie nous entourant, mais aussi à la façon de la traduire en images.

Malheureusement, nous n’avons pas bénéficié de conditions optimales – le ciel était toujours couvert et l’eau troublée par les sédiments soulevés par une tempête la semaine précédente. D’un autre côté, cela a donné aux photos un effet spectaculaire et nous avons pu vérifier le bon fonctionnement de nos appareils dans des situations de contraste très faible. 

Au bout du compte, le froid ne s’est pas révélé si terrible. Le premier plongeon s’est même avéré agréable, parce que l’eau était plus chaude que l’air. Et ce n’est qu’en remontant dans le canot, après cette première plongée, que j’ai réfléchi à ce que je venais de faire. En me disant que je pourrai recommencer.

                                                       Olivier Morin

Cela fait un moment que je veux faire cette histoire, car elle combine plusieurs choses qui me passionnent- le froid, les conditions extrêmes et le changement climatique. Et dans ce registre elle a dépassé toutes mes attentes.

Il y a quelques années, j'ai appris que les orques se déplaçaient toujours plus vers le nord, à la poursuite de leur principale source de nourriture dans cette zone - le hareng – qui migre vers des eaux assez fraîches pour sa reproduction. Cela faisait un moment que je voulais faire plus d’histoires sur le changement climatique, en particulier dans des conditions extrêmes. Et dans ce cas précis nous aurions en plus des photos des orques.

Je suis un aficionado du temps froid. Une des histoires que j’ai préféré faire ces dernières années est celle des surfeurs pratiquant leur discipline au-delà du cercle polaire, en Norvège. J'ai aussi photographié une plongeuse en apnée qui s’entraîne sous la glace des lacs l’hiver en Finlande. Une plongée dans les fjords est apparue naturelle. Cette plongée dans le nord paraissait donc naturelle.

Les orques de cette zone ont remonté de 200 à 300 kilomètres vers le nord au cours des cinq dernières années et d’environ 600 kilomètres sur les 20 dernières années, comme le hareng.

Nous avions une fenêtre limitée de temps pour les photographier. Elles suivent leur repas dans les fjords entre novembre et janvier. Après le nouvel an cela se traduit par deux heures et demie de lumière quotidienne, entre 11 h 30 et 13 h 30.

Le jour est un grand mot d’ailleurs. Le soleil reste bas sur l’horizon et par manque de chance, il était masqué par les nuages. En revanche, la teinte bleue du crépuscule a conféré au paysage une atmosphère dramatique. Comme celle d'un autre monde.

Avec une température ambiante oscillant entre -5 et -10 degrés Celsius et une eau nettement plus chaude, à 3 degrés….  

Pierre, l'expert des orques, les suit depuis plus de 20 ans.  Il a des tactiques bien précises pour les approcher. Il faut arriver toujours par le côté, jamais de front, et aller à la même vitesse qu'elles, afin qu'elles aient la possibilité de partir si elles le souhaitent.

Ces animaux sont juste magiques. Vous sentez tout de suite qu'ils vous ont vu. Vous avez l’impression que vous n'êtes pas du tout un problème pour eux. Ils flottent sur leur dos et ils vous étudient. Ils ont ce regard calme dans les yeux, comme pour vous dire: «Je t'ai vu, tout va bien, je sais que tu es là. Tu ne m’inquiètes absolument pas ».

En les regardant de près, vous réalisez que ce sont des machines parfaites. Des super-prédateurs extrêmement intelligents. Les scientifiques ne savent pas grand-chose à leur sujet. Mais ce qu’ils en en ont découvert est fascinant.

Pierre nous a dit qu'il n'y a pas de cas enregistré d’une orque en liberté attaquant des humains.

Elles font le deuil de leurs morts. Si l'une d'entre elles est blessée, les autres l’aident à s’alimenter.  Elles communiquent entre elles, mais apparemment chaque groupe dispose aussi d’un dialecte qui lui est propre, avec des vocalisations distinctes.

Elles ont aussi une rare élégance. Ces énormes prédateurs ont une grâce incroyable. Ils peuvent vous approcher au plus près sans que vous vous sentiez en rien menacé. Il n’y a pas une fois où je me sois senti mal à l’aise en leur présence.

Et quand elles se déplacent à plusieurs, c'est comme un ballet. Leur technique de chasse du hareng est bien particulière. Elles s’arrangent pour les rassembler, en leur tournant autour, avant de les frapper avec leurs puissantes nageoires caudales. 

Une fois leurs proies tuées ou assommées, vient le temps du festin. Mais les orques ne se contentent pas de les avaler sans discrimination. Elles mangent un hareng à la fois. En en rejetant la tête et les arêtes. C’est génial à voir, ces énormes animaux qui mangent avec tant de soin et de manière. Leur délicatesse est d’autant plus remarquable que chaque peut avaler jusqu’à 300 ou 400 poissons par jour.

Mon expérience avec elles a été hypnotique. Par seulement à cause de leur intelligence et de leur grâce.

Je reste captivé par leurs chants obsédants. Si j'avais pu rester 10 heures à les regarder, je serais resté 10 heures. Quelque chose en toi refuse que cette chose se termine. Comme si elles t’avaient jeté un charme.  

Bien sûr les conditions de photographie n’étaient pas idéales avec une eau que j’espérais plus claire - la visibilité n’était que de 10 à 15 mètres, contre 20 à 30 d’ordinaire.

Mais je tenterai ma chance une nouvelle fois. Parce que même si j’adore le surf, qui me nettoie le corps et l’esprit, cette aventure-là était plus émotionnelle. De l’ordre de la transe.

Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.