Dans le camp de réfugiés rohingyas de Thangkhali, dans le district de Cox's Bazar, au Bangladesh près de la frontière avec la Birmanie. 17 septembre 2017. (AFP / Dominique Faget)

Une douleur sans remède

Cox's Bazar (Bangladesh) -- L'un est basé à Dacca et l'autre à New Delhi. L'un est reporter texte et l'autre reporter d'images. Et tous deux se sont retrouvés face au drame des réfugiés rohingyas. Pour Sam Jahan, c'est une peine qu'aucun médicament ne soulagera, et pour Agnes Bun, l'écho d'un drame familial trouvant son origine dans le génocide cambodgien.   

 

Une peine que rien ne peut soulager

Par Sam Jahan.

L’appel est tombé à quatre heures du matin le 25 août. D’un Rohingya habitant Cox’s Bazar, près de la frontière birmane, que j’avais rencontré après un exode de déplacés musulmans au Bangladesh en octobre-novembre derniers.

-« Assalam Aleikhoum, Kamal, comment va ? », ai-je répondu d’une voix ensommeillée.

-« Monsieur ! Ils brûlent tout…. Ils nous tuent. Je pars pour la Birmanie pour ramener mes proches. S’il vous plaît, informez le monde de cette oppression et priez pour nous ! » a jeté mon interlocuteur d’une voix essoufflée avant de raccrocher.

Je n’ai plus entendu parler de lui depuis.

Des déplacés rohingyas près d'Ukhia, au Bangladesh, après voir franchi la frontière avec la Birmanie, le 4 septembre 2017. (AFP / K.m. Asad)

En un clin d’œil, j’étais complètement réveillé. Je savais que l’armée birmane s’était massée dans l’Etat de Rakhine, à la frontière avec le Bangladesh, et que les Rohingyas affluaient à cette dernière, malgré les démentis des gardes bangalais.

J’étais en convalescence chez moi à cause d’un violent mal de dos. Mais après l’appel de Kamal j’ai fait le siège de mon bureau pour être envoyé en mission là-bas.

La nouvelle d’une attaque de rebelles rohingya contre un poste militaire birman a servi de déclencheur. Je me suis envolé pour Cox’s Bazar avec un carnet de notes, un magnétophone, ma caméra et un sachet d’antalgiques.

Des Rohingyas, réfugiés du côté bengalais de la frontière, regardent passer de l'autre côté des soldats birmans, près de Gumdhum, le 16 septembre 2017. (AFP / Dominique Faget)
En Birmanie, dans l'Etat de Rakhine, d'où proviennent l'essentiel des réfugiés rohingyas, des hommes non-identifiés armés de couteaux et de lance-pierre passent devant une maison en flammes, dans le village de Gawdu Tharya. La photo a été prise le 7 septembre 2017 lors d'un déplacement organisé par le gouvernement birman. (AFP / Str)

 

 

De prime abord, on ne voyait rien. Mes sources m’assuraient pourtant que des déplacés arrivaient de Birmanie, mais que les gardes bangladais leur interdisaient le passage.          

Je me suis rendu à un poste de Ghumdhum, pour y rencontrer le responsable de la zone frontière, un homme charmant, très coopératif, qui m’a assuré que tout était calme. A peine l’interview terminée, nous avons entendu des séries de tirs venant de l’autre côté de la frontière, à un kilomètre de là. Puis j’ai vu des arrivées de mortiers dans la zone du no-man’s land, soulevant de petits geysers de boue. Et ensuite des centaines de personne qui se ruaient vers la frontière pour se sauver.

Je n’avais jamais assisté à une chose pareille, directement sous mes yeux. Après un moment le commandant de la zone frontière m’a dit qu’il voulait que je l’interviewe à nouveau. Et a délivré un message sans ambiguïté sur ce qui se passait.

"Ils ont tiré sur les civils, pour la plupart des femmes et des enfants, qui se cachaient dans les collines près de la frontière", a dit Manzurul Hassan.

Il paraissait aussi envahi par l’émotion que je l’étais.

Le jour suivant je me suis rendu près de la frontière, où étaient parqués environ 500 Rohingyas, dans une clairière, sous la surveillance des garde-frontière du Bangladesh.

Un camp de réfugiés rohingyas à Ukhia, au Bangladesh, le 9 septembre 2017. (AFP / Munir Uz Zaman)
Dans un camp de réfugiés rohingyas à Balukhali, au Bangladesh, le 17 septembre 2017. (AFP / Dominique Faget)

 

 

Des enfants, des femmes et des vieillards, assis sous un soleil de plomb après avoir été trempés par la pluie de mousson.

J’ai remarqué une petite fille,Fatima. L’enfant de trois ans errait dans la clairière, en jouant avec une bouteille en plastique trop grande pour elle ». Comme je voulais la filmer, j’ai déplié mon pied, et en me remarquant elle s’est figée. C’est quand j’ai mis mon oeil sur le viseur qu’elle s’est mise à crier avec des mots incompréhensibles en appelant sa mère.

Des réfugiés rohingyas attendent une distribution d'aide, dans le camp de Balukhali, au Bangladesh, le 15 septembre 2017. (AFP / Dominique Faget)

J’ai compris ensuite qu’elle disait : « Maman, maman, regarde ! Il veut me tirer dessus avec le fusil ».

Elle s’est réfugiée derrière sa sœur, Amina, cinq ans, avant que sa mère, Mokhlesa, essaie de la calmer et m’explique : « Elle a vu son père mourir sous ses yeux quand les soldats lui ont tiré dessus à bout portant. Elle en fait des cauchemars ».

Je suis resté sans voix. Et depuis je cherche d’autres histoires sur ces enfants qui ont vu des choses qu’ils n’auraient pas dû voir. Des dizaines de milliers d’enfants rohingyas sont réfugiés au Bangladesh, sur le bord des routes, dans les collines, en manque d’eau, de nourriture et d’un abri. Je me suis retenu d’en aider un, en sachant que je serai submergé par le nombre, car tous sont dans un besoin pressant de l’essentiel.

Quand j’ai glissé discrètement, via le chauffeur Siddik, un billet de 50 taka à un enfant, il m’a dit qu’il voulait acheter du riz. Et que sa mère souffrait de diarrhée.

Les réfugiés déféquaient en plein air, sans autre solution, et buvaient l’eau d’où qu’elle provienne. J’ai compris qu’une épidémie paraissait inévitable. La plupart des enfants souffraient d’affections respiratoires, à cause de l’alternance de pluies et de soleil. J’ai donné au garçon une ration de médicaments contre la diarrhée et de solution saline pour sa mère, sans grand espoir que cela suffise.

Le jour suivant je suis allé à l’extrémité méridionale du pays, Shah Porir Dwip, où des déplacés rohingyas continuaient d’arriver en barques. Beaucoup de morts flottaient dans l’eau. Sous une pluie battante, les réfugiés ont embarqué dans des camions, en direction de camps d’accueil.

Des Rohingyas rapportent les corps de réfugiés qui flottaient dans la rivière Naf, qui sépare la Birmanie du Bangladesh, près d'Ulubania, le 6 septembre 2017. (AFP / K M Asad)
Des Rohingyas arrivent au Bangladesh, à Shah Parir Dwip, après une traversée de la rivière Naf qui sépare le pays de son voisin birman, le 12 septembre 2017. (AFP / Adib Chowdhury)

 

 

J’ai vu une petite fille de deux ans. Elle était assise, silencieuse et tremblante, sur la plateforme d’un camion. J’ai posé ma main sur son front, qui était brûlant. J’ai demandé si elle avait des proches. Un homme assis à côté d’elle a brutalement répondu qu’elle était orpheline.

Je me suis senti impuissant. J’ai perdu mon sang-froid et j’ai fondu en larmes. Je sentais quelque chose me blesser de l’intérieur. J’ai toujours eu pitié des enfants dans de telles situations mais la rencontre avec cette petite orpheline m’a touché plus profondément. Sur le moment, tout ce que j’ai trouvé à faire a été de prier Dieu qu’elle soit en sureté. Et j’ai vraiment espéré que cette prière fonctionne.

J’ai été à nouveau absorbé par le travail, mais je n’ai pas eu beaucoup de répit sur le plan émotionnel. J’ai rencontré Azizul, un jeune garçon, 15 ans, victime d’une mine anti-personnel.

Il avait perdu les deux jambes et une partie du ventre. Quand nous sommes allés le voir avec ma collègue Agnes Bun il était inconscient. Il luttait visiblement pour vivre, et dans de brefs moments de conscience il implorait sa mère : « Oh maman ! Donnes moi du jus… je trouverai l’argent plus tard, je le gagnerai en travaillant ». Sa mère, complètement impuissante, ne pouvait qu’essayer de le calmer.

Après avoir écrit une dépêche à son sujet, j‘ai rappelé l’hôpital le lendemain. Il était mort.

Un petit réfugié endormi, près de Teknaf, le 10 septembre 2017. (AFP / Munir Uz Zaman)

Et bien au-dessus de tout çà, bien loin, il y a des plans, des politiques, des stratégies qui se jouent dans l’arène diplomatique. Quant à nous, journalistes, nous couvrons sans relâche l’actualité, même si je me demande jusqu’à quel point cette activité peut avoir un sens !

Je comprends bien que tout conflit comporte sa part de drames et dommages collatéraux. Mais cela ne suffit pas à me protéger de toute cette peine à laquelle j’assiste, surtout chez les enfants. Je suis arrivé à soulager mes douleurs au dos avec des médicaments, mais je me demande s’il existe pour guérir mon esprit après tout ce que j’ai vu ces derniers jours.

  

 

Je me souviendrai à vie de ses cris de douleur

Par Agnes Bun

Azizul avait quinze ans. Réfugié rohingya, il traversait la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh avec ses parents, son frère et ses deux soeurs lorsqu’il a sauté sur une mine. Les jambes emportées, il est arrivé au Bangladesh, pour y mourir un peu plus tard dans un lit d’hôpital, entouré d’autres réfugiés rohingyas, également blessés lors d’un périple durant lequel ils ont dû risquer leur vie pour espérer la sauver.

Azizul Hoque, 15 ans, victime d'une mine antipersonnel, veillé par sa mère, Rachida Begum, dans un hôpital de Cox's Bazar, le 13 septembre 2017. Le jeune garçon est ensuite décédé de ses blessures. (AFP / Munir Uz Zaman)

 

Il y a plus de quarante ans, ma famille a aussi enjambé des frontières, pour échapper au génocide cambodgien au cours de la seconde moitié des années 1970. Certains sont morts. D’autres ont été ballottés d’un camp de travail à l’autre au sein du pays. D’autres encore ont échoué dans des camps de réfugiés en Thaïlande et au Vietnam, des années durant.

En tant que journaliste vidéo pour l’AFP, j’ai couvert les conséquences d’un typhon, d’une guerre, d’un séisme, et de plusieurs inondations. A chaque catastrophe, des visages s’impriment en moi, une forme de souffrance en relief inversé qui écrase les tripes jusqu’à en pleurer.

Mais cette fois, couvrir la crise des réfugiés rohingyas pendant une semaine est allé au-delà d’une expérience d’empathie extrême. Ces familles entières déracinées dont je croisais le regard effaré, ou vide, ou voilé par l’incompréhension de la haine qui soudain s’est abattue sur eux, ces familles-là, c’était la mienne, il y a moins d’un demi-siècle de cela.

Des proches d'une réfugiée rohingya essaient de la réconforter, après la traversée de la rivière Naf pour fuir la Birmansie. A Teknaf, Bangladesh, le 14 septembre 2017. (AFP / Munir Uz Zaman)

 

Pour la première fois de ma vie, l’histoire m’a tendu un miroir dans lequel regarder ma propre histoire familiale, celle avec laquelle j’ai grandi, racontée dans mon dialecte chinois maternel, un récit embrumé par les mémoires qui flanchent et emporté par les grands-parents qui décèdent.

En filmant cet afflux de réfugiés qui défilait en flot ininterrompu, en temps réel devant mes yeux et ma caméra, j’ai pensé constamment à mes proches, à tous ces non-dits.

Ils ne m’avaient jamais décrit ces anciens au visage sillonné de rides qui brusquement se chiffonne, dont les épaules s’affaissent et la dignité s’écroule à la mémoire de la maison et des vies brutalement détruites par la barbarie des hommes.

Ou à ces hordes de gamins seuls, à moitié nus, pleurant, vomissant, leurs parents perdus dans la confusion de la fuite ou tués, parfois devant leurs yeux écarquillés, plus jamais innocents.

Dans le camp de réfugiés rohingyas de Balukhali, près de Gumdhum, Bangladesh, le 17 septembre 2017. (AFP / Dominique Faget)

 

Ou à cette boue épaisse dans laquelle les réfugiés pataugent en ce temps de mousson, mélangée à des excréments humains, faute de toilettes dans ces camps de fortune qui chaque jour enflent sous l’afflux des nouveaux exilés.

Ou encore à ce chaos permanent, qui est tel que parfois des réfugiés sont fauchés sur le bord de la route par des véhicules fonçant à une vitesse inconsidérée; j’en ai vu un, âgé, se faire percuter et s’effondrer, la tête en sang. Mes collègues et moi avons poursuivi le camion coupable avec notre voiture, noté sa plaque d’immatriculation et immédiatement transmis le numéro à la police, qui a dit qu’elle allait suivre le dossier… Je n’ai pas grand espoir. Dans les camps les plus anciens, j’ai rencontré des réfugiés rohingyas installés depuis les années 1990. Certains sont même nés dans ces endroits, et n’ont jamais rien connu d’autre. Aujourd’hui adolescents ou jeunes adultes, ils vivotent de petits boulots, sans rêve ni ambition.

Des enfants suivent un camion transportant de l'aide pour les réfugiés, près de Teknaf, le 10 septembre 2017 (AFP / Munir Uz Zaman)

Je suis moi aussi une enfant de réfugiés. Mais l’écart entre nous m’a sauté aux yeux. Je doute qu’ils aillent jamais à l’école. J’ai aussi croisé tellement de femmes au ventre gonflé de vies à venir… Même pas nées, et déjà condamnées.

Durant cette semaine passée au Bangladesh, j’ai filmé, le plus possible, pour montrer au monde ce qui se passe quand la folie des hommes jette sur la route des centaines de milliers de vies et les bouleverse à jamais.

Même si je n’ai pas moi-même connu le génocide cambodgien, cet évènement continue à peser sur ma vie et sur mes choix, notamment de carrière. 

 

Alors cette fois, je crois que j’ai aussi un peu filmé pour moi, fille de survivants, et pour ma famille, pour mon père décédé trop tôt, qui aurait peut-être été fier de mes efforts pour attirer l’attention sur d’autres histoires comme la nôtre, à l’autre bout du monde. Ou peut-être, au contraire, aurait-il été horrifié de me voir replonger dans une tragédie similaire à celle dont il a toujours voulu me protéger.

Je ne le saurai jamais. Tout ce dont je suis sûre, c’est que je porterai toujours en moi le cri d’Azizul, écho du génocide qui a modelé ma vie avant même ma propre naissance.

Dans un camp de réfugiés, près de Teknaf, le 5 septembre 2017. (AFP / K M Asad)

 

Sam Jahan
Agnès Bun