Marcher sur les morts

En mer Méditerranée – C’est la forme la plus primitive d’instinct de survie dont j’ai été témoin. Marcher sur des morts, aussi délicatement que possible, pour se sauver soi-même. Je couvre la crise des migrants et réfugiés bravant les périls de la mer depuis plus d’un an. Mais ce à quoi j’ai assisté au large de la côte libyenne défie la raison.

Des migrants attendent du secours au large de la côte libyenne, le 4 octobre 2016. (AFP / Aris Messinis)

C’est arrivé au cours d’un séjour de deux semaines sur l’Astral, un voilier de 30 mètres de l’ONG espagnole Proactiva Open Arms. Elle fait partie de cette constellation d’organisations avec pour principal objectif de sauver de la noyade ceux qui cherchent à traverser la Méditerranée.

La situation est simple. Ceux qui fuient la pauvreté, les conflits ou la répression, en général depuis l’Afrique sub-saharienne, échouent en Libye. Ils paient alors des passeurs qui leur promettent l’Europe à l’issue d’une traversée en bateau.

Ces passeurs les entassent dans des embarcations de tout poil, canots gonflables, barcasses de bois, rafiots rouillés, avant de les abandonner à leur sort dans les eaux internationales.  

Ils se retrouvent sans eau, sans vivres et surtout sans aucune idée de l’énorme distance qui les sépare de l’autre rive. Ils sont récupérés principalement par des ONG et des garde-côtes italiens.

Des membres de l'ONG espagnole Proactiva Open Arms se portent au secours de réfugiés et migrants. (AFP / Aris Messinis)

Quand je dis entassés, c’est littéral. Au point que des malheureux meurent faute d’air. C’est ce qui est arrivé sur un des bateaux qu’on a trouvé. Vous pouvez vous imaginer ça? Mourir asphyxié en plein air….

Le premier jour sur l’Astral, nous sommes tombés sur un nombre impressionnant de réfugiés, environ 6.000, dérivant sur des embarcations de bois ou de caoutchouc. Ils ont tous été sauvés par les gros bateaux des ONG qui les ont emmenés en Sicile. L’Astral ne transporte pas les réfugiés, et donc nous sommes restés sur la zone.

Des réfugiés et migrants sur un canot gonflable en train de couler, le 12 octobre 2016. (AFP / Aris Messinis)

A trois heures du matin une alerte nous a prévenus de l’arrivée de nouveaux réfugiés. Nous avons rempli deux canots gonflables de gilets de sauvetage, et sommes partis à leur recherche. C’est la méthode de l’Astral, fournir des gilets aux réfugiés et essayer de les rassurer en attendant l’arrivée d’un plus gros bateau pour les sauver.

Il faisait nuit noire et, malgré le peu de visibilité, nous avons trouvé la première embarcation au bout d’une heure. C’était un machin en bois avec peut-être 1.000 passagers sur trois niveaux. Je suis monté à bord depuis le canot gonflable.

Attention, cette photo peut choquer.

Les corps de migrants ou réfugiés morts d'asphyxie dans un bateau, le 4 octobre 2016, au large de la côte libyenne. (AFP / Aris Messinis)


La distribution de gilets a rapidement cessé faute de réserves. De la fumée est apparue dans le bateau, on ne sait pas trop d’où, et les gens ont commencé à paniquer. Le danger dans ces moment-là c’est que les passagers vont d’un bord à l’autre, et le bateau risque de chavirer.

Certains se sont jetés à l’eau. Je m’en suis sorti en sautant dans le canot gonflable.

C’était le chaos, les gens sautaient à l’eau, hurlaient, les gens de l’ONG criaient aux migrants de rester calmes. Miraculeusement, leur bateau n’a pas chaviré. Mais maintenant il y avait environ 150 personnes à la mer. On leur a passé tout ce qui restait pour flotter, y compris les pare-battage, qui protègent la coque du canot quand il accoste.

Sauvetage d'un homme à la mer, le 4 octobre 2016. (AFP / Aris Messinis)

La situation s’est un peu calmée, et heureusement un navire militaire italien est apparu. Nous y avons transbordé les rescapés, en commençant par ceux qui n’avaient pas de gilets. Non loin du bateau en bois il y avait d’autres bateaux. L’un d’eux, un canot gonflable, contenait plus de 200 personnes. Quand nous nous sommes approchés, ses passagers, en état de panique, nous ont crié qu’il y avait des morts à bord.

Au large de la côte libyenne. (AFP/ Aris Messinis)
(AFP / Aris Messinis)

 

J’ai demandé au capitaine de s’approcher mais je ne distinguais rien dans cette masse humaine. Nous avons commencé à transborder les gens, par groupes de cinquante, vers le navire italien. Après trois voyages, c’est là que je l’ai vu, un tas de corps entassés au milieu du canot.

J’étais choqué. J’ai sauté dans le canot et commencé à faire des photos. Les derniers rescapés n’avaient pas d’autre choix que de marcher sur les morts pour nous rejoindre. Ils se donnaient du mal pour le faire délicatement. Cette scène restera à jamais gravée dans mon esprit. Ces gens, vêtus de haillons, sans autre choix que de marcher sur des morts. 

Attention, la photo et la vidéo qui suivent peuvent choquer.

Des rescapés enjambent les corps, au large de la côte libyenne. (AFP / Aris Messinis)


A ce stade personne ne se demandait que faire des corps. Nous devions avant tout sauver les vivants. Nous en avons récupéré environ 3.000. Un premier compte rapide donnait 22 morts, mais nous savions qu’ils étaient plus nombreux. Nous avons attaché le canot en remorque derrière l’Astral. La nuit était tombée et nous étions épuisés.

Le jour suivant nous avons mis les corps dans des sacs et les avons comptés. Ils étaient 29. Nous les avons placés dans un canot et l’avons traîné derrière l’Astral. Le lendemain la mer était si agitée que certains corps ont glissé à l’eau. Nous les avons récupérés, et deux jours après cette découverte nous les avons remis aux garde-côtes italiens.

Un canot de sauvetage transportant 29 corps, en remorque derrière l'Astral. (AFP / Aris Messinis)

Ce qui se passe au large de la Lybie est complètement fou. Ça n’a pas de sens. Ces gens entreprennent un voyage qui ne peut être accompli. La distance est trop grande. Les passeurs le savent bien. Mais ceux qui embarquent n’en savent rien.

Quand nous avons récupéré les passagers nous leur avons demandé où ils pensaient se trouver. Ils croyaient tous ne plus être très loin de l’Italie. En apprenant qu’ils avaient parcouru à peine 40 km depuis la côte libyenne ils ne nous croyaient pas. Au plus court, la côte de Sicile est à plus de 400 km de celle de Lybie.

J’ai passé des mois à couvrir la crise des réfugiés débarquant sur les îles grecques, mais là-haut la situation était plus logique. Les réfugiés s’embarquant sur des bateaux en Turquie avaient une chance raisonnable d’atteindre Lesbos et les autres îles. C’était dangereux bien sûr, et bon nombre se sont noyés. Mais c’était faisable. Alors qu’ici c’est impossible.

L'Astral, au large de la côte libyenne. (AFP / Aris Messinis)
Des hommes tirent un enfant hors de l'eau, en attendant du secours. (AFP / Aris Messinis)

 

Une autre différence ce sont les gens eux-mêmes. A Lesbos, il s’agissait avant tout de personnes issues des classes moyennes, fuyant la guerre. Ici, ce sont des gens très, très pauvres, qui tentent juste de survivre.

Ils ne viennent pas nécessairement d’un pays en guerre, comme la Syrie, mais ils sont désespérés et sont prêts à tout pour vivre un jour de plus. J’ai parlé avec certains d’entre eux. Ils n’ont aucun projet, ils fuient juste la misère.

C’est l’instinct de survie qui est à l’oeuvre. Ça vous saute aux yeux en les regardant. Beaucoup sont vêtus de guenilles, certains de leurs seuls sous-vêtements. Vous vous imaginez traverser la mer en sous-vêtements? Certains se retrouvent complètement nus. Ce sont des gens pauvres qui tentent juste de s’en sortir, et c’est tellement triste.

Deux membres de Proactiva Open arms, Savas Kourepinis (à gauche) et Guillermo Canardo scrutent l'horizon. (AFP / Aris Messinis)

Je ne sais pas ce qui se passerait si les ONG ne se trouvaient pas là. Peut-être que tout ça n’arriverait pas, parce que les passeurs n’auraient personne à qui abandonner ces gens dans les eaux internationales. Mais qui est prêt à prendre le risque de laisser des milliers d’hommes, femmes et enfants se noyer? Les ONG ne peuvent pas abandonner l’endroit parce que, sinon, des milliers se noieront.

Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit par Pierre Célérier.

Aris Messinis