Thessalonique, Grèce, 4 octobre 2015. (AFP / Sakis Mitrolidis)

Le camion maudit

En août 2015, la police autrichienne ouvre un camion frigorifique abandonné sur le bord d’une route. Elle y découvre les corps en décomposition de 71 réfugiés syriens, irakiens et afghans, morts d’étouffement peu après leur passage de la frontière avec la Hongrie. Le procès de onze membres d’un réseau de trafiquants d’êtres humains impliqués dans l’affaire a commencé en juin.

A quelque 3.000 km de là, dans la petite ville syrienne de Qamishli, Gihad Darwish, reporter d’images pour l’AFP, a suivi l'histoire, sans vouloir y croire d’abord, puis avec horreur. Dans le tas de corps se trouvaient ses deux beaux-frères et des amis.

Photo prise par la police autrichienne d'un camion contenant 86 réfugiés, intercepté sur une autoroute, le 9 août 2015. C'est dans un véhicule de ce genre qu'ont péri les proches de Gihad Darwish, une quinzaine de jours plus tard. (AFP / Austrian Police/Ho)

 

Qamishli, Syrie -- En Syrie, un sujet de conversation quotidien est comment trouver l’asile en Europe. Il suffit d’écouter les échanges dans les cafés internet, entre ceux qui sont restés et ceux qui sont arrivés à la terre promise, ou qui tentent de l’atteindre. Il y a deux ans j’avais ce genre de conversations avec mes deux bons amis, Hussein et Raman. Ils étaient aussi mes beaux-frères, mais notre amitié remontait bien avant. J’ai rencontré Hussein à l’université à Damas, il y a quinze ans. Nos liens sont juste devenus plus forts quand il est devenu mon beau-frère.

Hussein, Raman et un autre ami, Massoud, ont quitté Qamishli en 2015. Leur but, comme celui de dizaines de milliers de Syriens cette année-là, était d’atteindre l’Allemagne, au prix d’un trajet aussi épuisant que périlleux. Hussein rêvait d’obtenir un doctorat en archéologie et Raman voulait suivre des études d’informatique. Leur père, Mr Khalil, a bien essayé de les faire entrer légalement en Allemagne, mais sans un sponsor cela s’est révélé impossible. Ils ont décidé d’utiliser des passeurs.

Des migrants traversent un champ pour franchir la frontière grecque avec la Macédoine, près du village grec d'Idomeni. 29 août 2015. (AFP / Aris Messinis)
A la frontière entre la Grèce et la Macédoine, près de la ville macédonienne de Gevgelija, le 22 août 2015. (AFP / Robert Atanasovski)

 

 

Nous avons suivi leur progression vers l’Europe, - par la Turquie, la Grèce, et Belgrade, en Serbie, où nous avons perdu leur trace – en restant en contact avec le téléphone et l’internet. J’étais dans un état d’anxiété permanente, en attendant qu’ils atteignent l’Allemagne. Le 23 août, je parlais avec Hussein quand la communication a été coupée brutalement. Il m’a rappelé quelques minutes plus tard, en riant, la voix essoufflée : « La police nous a chassés de Belgrade, parce qu’ils arrêtent les réfugiés ». Nous avons encore parlé une fois, deux jours plus tard, le 25 août. C’est la dernière fois que j’ai entendu sa voix.

Des migrants attendent sur le quai de la gare Keleti de Budapest, le 31 août 2015, après le départ du dernier train vers l'Autriche et l'Allemagne. (AFP / Attila Kisbenedek)

 

Le 27 août, après m’être levé, j’ai vérifié les informations, par habitude. Il y avait une information urgente à la télévision sur la découverte en Autriche d’un camion contenant des dizaines de corps de réfugiés. Nous l’avons appelé le « camion maudit ». J’ai aussitôt essayé d’appeler Hussein, mais son téléphone ne répondait pas. Tout comme ceux de Raman et Massoud.

Des images du camion circulaient, à la télévision et sur internet. En les regardant attentivement j’ai reconnu Hussein et Massoud parmi les victimes. Mon cœur s’est serré.

J’ai appelé le frère de Massoud. Lui aussi l’avait reconnu.

« J’ai vu ces longs cheveux et j’ai su que c’était mon frère », m’a-t-il dit, en ajoutant : « J’ai dit à mes amis, ces cheveux sont ceux de mon frère ».

L’atroce réalité m’a pris à la gorge, mais je ne pouvais pas exprimer ma crainte à quiconque. Je continuai d’espérer. Nous espérions tous. Nous tentions tous de nous raccrocher à de faux espoirs : « Peut-être qu’ils ont été arrêtés. Peut-être que c’est pour ça qu’ils ne nous appellent pas. Peut-être qu’ils font ceci, ou cela ».

Des migrants dans un wagon de train de fret reliant Gevgelija, en Macédoine, à Tabanovce, à la frontière avec la Serbie, le 27 juillet 2015. (AFP / Dimitar Dilkoff)

 

L’espoir est mort le 15 septembre, quand le père de Raman et Massoud a pu joindre l’oncle d’une autre victime du camion, qui habitait en Autriche. Il lui a confirmé que la police avait trouvé les papiers d’identité et les téléphones portables d’Hussein et Raman. 

Quand leurs dépouilles sont arrivées en Syrie par le poste de passage de Fishkhabur-Simalka, je les attendais avec ma caméra. Quand j’ai vu leurs cercueils, j’ai éclaté en larmes. C’était un choc énorme, et une peine encore plus grande. Je n’ai jamais autant pleuré de ma vie.

Mais j’ai filmé.

J’ai filmé Mr Khalil, effleurant des doigts les diplômes de son fils, encadrés et accrochés aux murs de leur maison. Et sa mère, Umm Hussein, sanglotant du plus profond chagrin.

Je l’ai filmée, distribuant des bonbons aux enfants pendant les funérailles, comme le veut notre tradition. Elle faisait ça en gardant sa peine à l’intérieur. Et j’ai fait pareil : je n’ai pas posé ma caméra, mais au fond de moi, je pleurais.

 

J’utilisais mon objectif comme un journaliste. Mais mes yeux étaient ceux d’un ami. L’ami d’Hussein, Raman et Massoud. Ce moment pénible restera à jamais gravé dans ma mémoire.

Il y a un an, ma femme a donné naissance à notre deuxième enfant. Nous avons choisi de l’appeler Hussein, du nom de cet oncle qu’il ne connaîtra jamais. J’ai filmé récemment mon beau-père jouant avec lui et nous avons discuté de cette tragédie qui nous a tous frappés.

« A chaque fois que je vois mon petit-fils, c’est comme si je jouais avec mon fils Hussein, comme si c’était lui petit », m’a dit Mr Khalil.

« Les derniers mots que Hussein m’a dit avant de partir, c’était une promesse : +Dans quelques années je ramènerai mon doctorat et je le mettrai dans les mains de maman+. La nouvelle de sa mort a été incroyablement douloureuse. Ça a été une terrible catastrophe ».

Migrants et réfugiés attendent de passer la frontière vers la Macédoine, près du village grec d'Idomeni, le 10 septembre 2015. (AFP / Sakis Mitrolidis)


 

Mr Khalil suit les nouvelles du procès, qui se tient en Hongrie parce que les autorités ont jugé que le drame s’était déroulé sur leur territoire. Aucun proche des victimes n’a assisté à l’ouverture du procès en juin.   

Mr Khalil ne sait pas s’il y a des preuves contre les trafiquants d’êtres humains, mais il espère que la procédure rendra justice à son fils et à sa famille.

Je suis reporter d’images en Syrie depuis le soulèvement populaire en 2011. Nous ne vivons pas dans une situation normale. Les zones « froides », où règne la stabilité, sont très différentes de celles qui souffrent de la guerre, des déplacements de population, des combats et destructions, et toutes les formes de folie humaine. Dans une zone de guerre un journaliste ne peut pas garder ses distances avec tout ça. Chaque tragédie est liée à sa ville ou son pays, à ses amis, ses proches ou ses contacts. 

A la frontière entre la Serbie et la Hongrie, près du village serbe d'Horgos, le 16 septembre 2015. (AFP / Armend Nimani)


 

En Syrie, les journalistes couvrent l’histoire, mais ils la vivent et l’éprouvent aussi. En fait, nous couvrons la tragédie que nous vivons. Je connais intimement des dizaines de personnes qui sont mortes, que ce soit ici en Syrie, ou jusque dans un camion en Autriche…

Je fais et continuerai à faire le métier de rapporter tout ce que je vois, que cela ait un rapport ou pas avec moi. Mais quand vous suivez quelque chose qui vous touche directement, la douleur est plus forte. Le genre de douleur qui vous colle au corps, avec une brûlure acide dans la gorge.

Ce billet de blog a été écrit avec Maya Gebeily à Beyrouth.

"L'Autriche à 2 minutes", est écrit sur la route près de la frontière austro-hongroise et de Nickelsdorf (Autriche), le 12 septembre 2015. (AFP / Joe Klamar)


 

 

Gihad Darwish