Attaque au camion piégé à Kaboul, 31 mai 2017. (AFP / Shah Marai)

Summums d'horreur et d'humanité

KABOUL -- Un frisson de peur a parcouru ma colonne vertébrale pendant que je scrutais la foule à la recherche de mon collègue. Quelques minutes après avoir perdu Rateb de vue, il a réapparu, avec les images que nous cherchions. J’étais soulagé. Nous nous sommes rapidement éclipsés.

Un peu avant, le soir tombait quand nous nous sommes retrouvés au cœur du territoire contrôlé par les talibans. Enfin, pas précisément, mais l’endroit possédait tous les attributs d’un repaire de rebelles. Un tapis de pavots à opium s’étendait à l’infini, leurs fleurs roses et blanches oscillant doucement dans une brise étouffante. L’air était lourd de pollen et d’insectes.

Mon collègue reporter d’images Rateb Nouri et moi-même nous étions dans un village de l’instable province méridionale d’Uruzgan pour un reportage sur la récolte d’opium. Une source essentielle de revenu pour les talibans, propre à gonfler son trésor de guerre.

Pour célébrer une récolte s’annonçant abondante, les paysans, dont une bonne partie comptait des rebelles originaires de districts voisins, se sont lancés dans un jeu traditionnel appelé Dora. Dans un terrain vague coincé entre des fermes imposantes, ils ont cherché à se faire chuter à l’aide de lourdes cordes, en soulevant des nuages de poussière 

(AFP / Rateb Noori)

Je n’ai pas quitté Rateb des yeux pendant qu’il filmait. Je m’étais proposé de tenir son pied de caméra pendant qu’il officiait.

Dans cette atmosphère de fête, un vendeur de glace ambulant a stationné son chariot non loin. Un participant s’est glissé jusqu’à moi pour m’offrir un cornet de sorbet couvert d’un sirop parfumé. Un geste en apparence amical, qui m’a mis sur mes gardes. Je me suis demandé si mon apparence me trahissait comme intrus dans le lot des spectateurs. J’avais pourtant endossé une tenue locale et supporté la pousse d’un soupçon de barbe pour passer inaperçu.

De telles frayeurs sont monnaie courante dans un pays en guerre. On éproue le sentiment désagréable que les choses pourraient très mal tourner sans prévenir. L’Afghanistan est l’un des pays les plus dangereux pour les journalistes. Ca ne nous a pas empêché d’y voyager pour raconter les histoires qui méritent de l’être.

Avec la montée de l’insécurité, pendant mes presque deux ans et demi en tant que chef de poste de l’AFP à Kaboul, j’ai développé un sens d’hyper vigilance, constante mais épuisante à la longue, pour tenter de garantir la sécurité de mon équipe.

Tous les déplacements sont prévus à l’avance. Rester en vie veut dire avoir la certitude qu’un endroit est sûr avant de s’y rendre, tout en se tenant prêt à ce qu’il ne le soit plus en un instant. Où que nous allions, notre premier réflexe est d’identifier l’issue de secours.

Une période de calme inclut toujours l’attente du pire, car chaque pause est suivie de façon presque mécanique par un terrible carnage. Et quand vous croyez avoir été le témoin du pire, il survient toujours quelque chose de pire encore.

Et pourtant, rien ne nous a préparés à l’attaque au camion piégé survenue le 31 mai près de la maison qui abrite notre résidence et bureau. Sa soudaineté a été terrifiante.

Le jour était frais et bleu. Les oiseaux pépiaient dans le jardin. Je lisais au lit, quand j’ai été secoué par le  bruit perçant d’une bombe.

Déploiement de forces de sécurité sur le lieu d'un attentat au camion piégé, Kaboul, 31 mai 2017. (AFP / Shah Marai)

 

Comme tant d’autres habitants du quartier sans doute, nous nous sommes précipités dans notre « panic room »,  la pièce de survie de la maison. Nous pensions être la cible directe d’une attaque. La cuisinière du bureau, une femme très gentille, tremblait et sanglotait à mes côtés. Quant à moi, j’essayais de composer aussi vite que possible sur mon portable les numéros de mes collègues, dont l’un au moins était censé se trouver sur le trajet du bureau à ce moment.

Nous sommes rapidement sortis, en naviguant précautionneusement dans le verre brisé et en réalisant que nous n’étions pas les seuls visés, même si l'attaque est survenue à seulement 120 mètres du bureau. La bombe, transportée dans un camion-citerne, a pulvérisé les vitres dans un rayon de plus d’un kilomètre. Elle a provoqué un véritable carnage dans les rues et des nuages de fumée dans le ciel de Kaboul. C’était un chaos et une peur comme je n’en avais encore jamais vus dans la capitale afghane. Et pourtant Dieu sait si la ville a connu son lot d’explosions.

 

Plus tard, le bilan de l’attaque s’établira à plus de 150 morts, avec des disparus dont on ne retrouvera jamais les restes, pulvérisés. Les talibans nieront toute responsabilité dans cet acte, malgré le scepticisme de nombre d’observateurs.

Sur le moment, l’intensité du drame m’a plongé dans la routine du journaliste, bloquant toute émotion intérieure. Ce n’est qu’après plusieurs semaines que j’ai pu regarder en moi, pour décrire clairement à quel point j’ai de la peine pour ce pays magnifique.

Le cratère laissé par l'explosion du camion piégé, Kaboul, 31 mai 2017. (AFP / Wakil Kohsar)


 

En Afghanistan, c’est toujours la saison des tueries. Qu’importe où vous comptez vous réfugier, vous serez toujours dans le viseur. Les Afghans meurent en plus grand nombre aujourd’hui qu’à n’importe quel moment depuis l’invasion menée par les Etats-Unis en 2001. Le rituel des funérailles est sans fin.

Dans cette guerre d’usure et sans issue, vous réalisez vite que les cicatrices psychologiques sont profondes quand le jeu traditionnel de « gendarme et voleur » se transforme en « gendarme et poseur de bombes », avec des enfants levant leurs bras maigrelets pour simuler une mise à feu. Les jeunes et les vieux  s’anesthésient à coups d’opiacés. Quant au stress post-traumatique, il a pris la forme d’une épidémie silencieuse.

Les cimetières s’étendent sans cesse, comme animés par une force qui leur serait propre. J’ai rencontré une fois une famille pique-niquant dans l’un d’eux à Kaboul. Peut-être qu’ils s’y sentaient plus en sécurité, au milieu des défunts.  

Cimetière, Kaboul, janvier 2014. (AFP / Shah Marai)

Rien de surprenant à ce que le terme de cimetière puisse être associé à tant de choses en Afghanistan : le cimetière des Empires, comme on l’a surnommé. Un cimetière d’histoires. Un cimetière de rêves évanouis.

Il est révélateur, à cet égard que presque quatre décennies après sa mort, le chanteur Ahmad Zahir, aussi connu comme l’Elvis d’Afghanistan, reste une si grande idole. Sa popularité a atteint des sommets juste avant que le pays ne s’enfonce, à partir de l’invasion soviétique de 1979, dans une guerre sans  fin. Ses fans s’enivrent de ses mélodies rythmées, qui jouent dans les échoppes, les smartphones et les autoradios. Ses paroles épiques glorifient un passé d’avant-guerre, une ère de modernité évanouie.

La plus grave conséquence de cette guerre, c’est la perte de l’espoir. Je connais un nombre impressionnant de jeunes Afghans qui ne rêvent que de partir. L’émigration incarne pour eux la seule voie de salut, mais sa porte est bien fermée.

Ancien combattant taliban ayant rejoint les rangs des forces gouvernementales, lors d'une cérémonie à Hérat, Juin 2013. (AFP / Aref Karimi)

De nombreux Afghans se retrouvent coincés entre les groupes de rebelles et des représentants de l’Etat corrompus. En seize ans, nombre d’hommes forts au passé douteux ont été recrutés dans la lutte contre les talibans. Des chefs de milices incontrôlables qui exercent un pouvoir tyrannique, des bourreaux portant l’uniforme militaire et des policiers qui kidnappent de jeunes garçons pour en faire leurs esclaves sexuels.    

Avec revers sur revers, l’objectif initial de l’Occident de bâtir une nation fondée sur la morale et les droits de l’Homme est passé au second plan. L’insécurité a aussi favorisé l’institutionnalisation de la torture. Un défenseur des droits de l’Homme ayant accès aux prisons dans l’est du pays m’a rapporté que des détenus suspectés de liens avec la rébellion y étaient menacés de tels coups sur leur appareil génital qu’il leur serait « impossible de procréer », une humiliation suprême dans la culture afghane. Dans le sud, un autre a  énuméré les différents sévices infligés, avant de plaisanter sur le fait que celui de l’électricité était devenu moins courant, sans doute à cause de la pénurie d’énergie.

Et pourtant, même si l’Afghanistan est devenu synonyme de chaos, on sait aussi y faire preuve d’une humanité sans bornes. Jamais je n’oublierai ce mariage extraordinaire dans un petit village, près de la ligne de front, qui avait mis en déroute les talibans .

(AFP / Wakil Kohsar)

Ou ces poétesses  clandestines défiant la mort pour pouvoir déclamer des vers.

(AFP / Javed Tanveer)

 

Et cette skieuse luttant contre les tabous de sa société avec… l’aide des religieux en personne. 

(AFP / Shah Marai)

Ou encore ces comédiens courageux se moquant des chefs de guerre corrompus et des bureaucrates incapables. 

(AFP / Wakil Kohsar)

L’Afghanistan paraît au bord de l’abîme, mais leur courage est porteur d'un espoir qui ne peut mourir.

(AFP / Behrouz Mehri)

 

Anuj Chopra