Funérailles d'une famille de réfugiés afghans qui a péri en essayant de traverser la mer Egée entre la Turquie et la Grèce, le 12 mars 2016 à Kaboul (AFP / Wakil Kohsar)

La vie dans ses yeux

KABOUL, 14 mars 2016 - En sept ans à l'AFP, j'ai eu l'occasion d'avoir un bon aperçu de la cruauté humaine. J'ai vu comment, lors de l'exécution d'un condamné noir dans l'Etat américain de Virginie, le système cherchait manifestement plus la revanche que la justice, dans une éclatante illustration de la loi du talion version US. A Bagdad, j'ai vu les corps de badauds déchiquetés par les bombes de l'« Etat islamique d'Irak », l'ancêtre du groupe Etat islamique. Mais rien, pas même les fémurs sanguinolents d'Irakiens gisant sur le bitume, ne m'avait préparé à l'effroyable scène à laquelle le photographe de l'AFP Wakil Kohsar et moi-même assistons ce samedi 12 mars.

Dans la matinée, nous apprenons qu'une dizaine de corps de migrants afghans qui se sont noyés dans la mer Egée viennent d'être rapatriés à Kaboul. Leur embarcation a fait naufrage entre la Turquie et la Grèce. Une famille entière s'est noyée, trois générations décimées.

(AFP / Wakil Kohsar)

La crise des migrants occupe une place importante dans notre couverture de l'Afghanistan, les Afghans étant avec les Syriens et les Irakiens l'une des trois nationalités les plus représentées parmi tous ceux qui cherchent un meilleur ailleurs. Jusqu'à maintenant, nous avons fait le portrait d'Afghans sur le départ, d'autres qui reviennent à Kaboul amers et déçus par l'accueil qui leur a été réservé en Europe. Mais nous n'avions jamais tenté de donner un nom, une histoire aux froides statistiques de l'Organisation internationale pour les migrations sur le nombre de morts noyés que nous distillons dans nos dépêches.

Toilette mortuaire pour une famille décimée

Ni une, ni deux, Wakil et moi fonçons donc vers l'aéroport. Trop tard, les cercueils viennent de partir. Direction les maisons des proches où, conformément au rite musulman, les corps seront lavés avant d'être inhumés. Wakil est un homme aux multiples ressources et au répertoire téléphonique bien garni. Il trouve sans problème l'adresse où le rituel doit avoir lieu.

J'ai vécu dans des pays musulmans mais je n'ai jamais assisté à une toilette mortuaire. Je mets la barre haut: je veux décrire dans ma dépêche la détresse des proches des défunts. Mais je ne sais pas très bien à quoi m'attendre.

(AFP / Wakil Kohsar)

Une fois arrivés, nous marchons une centaine de mètres jusqu'à la maison de la famille Skanderi. Sur le chemin de terre, je vois des hommes sortir de la cour de la maison. Des colosses qui ont à peu près tout vu, tout vécu. La guerre, la trahison, la mort. Ils pleurent. J'ai les jambes qui commencent à flageoler et me dis que je vais devoir faire preuve de compassion sans tomber dans le pathos.

Dix morts en mer Egée

A l'entrée, une demi-douzaine de proches lavent le corps du patriarche. Le Hajji, titre conféré à ceux qui ont accompli le pèlerinage à La Mecque, s'est noyé avec neuf membres de sa famille il y a huit jours. Leur embarcation a chaviré en pleine mer. Son corps émacié, nu, est lustré à grande eau. Un homme effondré murmure une prière.

Je vois Wakil se faufiler à travers la foule d'hommes (seuls les hommes sont admis à la toilette des défunts masculins). Il me fait un signe de la tête qui veut dire « suis-moi ».

Quatre cercueils ouverts, faits d'un bois bon marché, sont alignés au fond de la cour. Chaque corps est enveloppé dans un odieux « body bag » noir, ouvert jusque sous le menton du défunt. Le plus vieux doit avoir une quinzaine d'années. Difficile de rater le plus jeune: son cercueil est minuscule. Et pour cause, Faïz avait neuf mois.

Un oncle mordille son écharpe pour réprimer ses sanglots. Mohammed Ashraf, un proche de la famille, pleure de chaudes larmes qui roulent sur sa peau parcheminée de vieil homme. La tête du nourrisson est surmontée d'une fine couche de cheveux bruns et, chose étrange, ses yeux sont mi-clos, comme s'il les plissait pour regarder au loin.

Encore plus étrange, j'ai l'impression qu'il esquisse un sourire rassurant. Il a l'air follement vivant. Tellement même, que je pense au « Dormeur du Val », le poème dans lequel Arthur Rimbaud décrit un soldat mort qui semble s'être assoupi.

Je suis pris de torpeur devant le petit corps de Faïz qui n'avait rien demandé à personne et certainement pas de tenter le diable en allant traverser la mer Egée où près de quatre cents personnes ont trouvé la mort depuis le début de l'année. Son père a survécu au naufrage et se remet en Turquie.

Comme des milliers d'Afghans, les Skanderi sont partis à la recherche d'un avenir meilleur pour eux et leurs enfants. Pourtant je suis assez surpris lorsque Mohammed Ashraf m'assure que la famille « n'avait pas d'énormes difficultés financières. C'est le destin qui l'a poussée à partir. Dieu l'a voulu ainsi ». Plus prosaïquement, il était question de rejoindre un oncle installé en Autriche de longue date et de repartir à zéro, loin de la guerre. C'est d'ailleurs cet oncle qui a déboursé des milliers de dollars pour payer les passeurs. Et c'est aussi lui qui a payé le rapatriement des corps à Kaboul avec l'aide du fils du général Dostum, un ancien chef de guerre qui donne désormais dans le respectable.

Au retour, par cette sorte d'accord tacite qui lie ceux qui viennent de voir ce que l'humanité a de pire à offrir, Wakil et moi ne pipons mot. Au bout de dix minutes, Wakil souffle: « les Afghans voient cette tragédie mais cela ne les empêche pas de partir. Ils sont désespérés ».

La guerre, les attentats des talibans et du groupe Etat islamique, la corruption, le chômage sont autant de maux qui jettent des milliers d'Afghans sur les routes, en dépit des risques que leur font encourir les passeurs, les caprices de la météo et, bien sûr, la traversée de la mer Egée.

Je suis hanté par le visage de Faïz et les implorations de tous ces solides gaillards. Dans ce pays où civils et soldats meurent chaque jour au combat et dans des attentats, je pensais m'être habitué à la présence de la mort. Le corps sans vie d'un enfant de neuf mois m'a prouvé combien je m'étais trompé. On vit avec, mais on ne s'habitue jamais.

Guillaume Decamme est journaliste au bureau de l’AFP à Kaboul. Suivez-le sur Twitter (@GDecamme).

Un bateau de réfugiés naufragé au large des côtes turques, le 31 janvier 2016 (AFP / Ozan Köse)

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Guillaume Decamme