Le chef de guerre ouzbek Abdul Rashid Dostum prononce un discours pendant la campagne pour l'élection présidentielle afghane à Kaboul, en mai 2014 (AFP / Shah Marai)

Chef de guerre afghan, un métier à plein temps

Correspondant de l'AFP à Kaboul

SHEBERGHAN (Afghanistan), 12 août 2015 - On le disait mélancolique, un peu boudeur et très triste d'être ignoré par le tandem Ashraf Ghani-Abdullah Abdullah qui dirige l'Afghanistan. Il aurait même lâché du lest sur la bouteille sur les conseils avisés de son médecin personnel. C'est dire s'il allait mal, le général Abdel Rachid Dostum, premier vice-président afghan et cacique de la petite communauté ouzbèke au passé si tortueux qu'il ferait passer Cent ans de solitude pour une comptine pour enfants.

Or voilà que les rebelles talibans ont décidé de s'en prendre au nord du pays, d'ordinaire assez calme. Grave erreur. Le nord de l'Afghanistan est le fief du général Dostum. Et voir sur ses terres les islamistes, fiers de ne livrer bataille qu'avec des sandales à languette et des kalachnikovs, cela plonge le général dans une colère noire.

Quoique.

Peut-être que la cordite et le ronronnement de la Douchka le séduisent plus que les ronds de jambe dans les ministères de Kaboul. Ou tout simplement s'est-il remis à faire la seule chose qu'il sache faire: la guerre. C'est même pendant le jihad anti-soviétique des années 80 et la guerre civile afghane des années 90 qu'il s'est fait connaître, cet effroyable conflit où les alliances entre chefs de guerre, Dostum, Atta Mohammed Nour ou Ahmed Shah Massoud, changeaient au gré des trahisons.

La guerre, Dostum connaît. Il porte l'uniforme, sait se faire obéir à coups de colère dont un jeune soldat nous assure qu'elles sont « terribles ». Il a aussi des troupes de choc dont le treillis est agrémenté de son portrait à l'épaule droite et un quartier général avec des portraits (les siens) en trois mètres sur deux sur la façade. Sans doute le général Dostum, qui n'accordait plus d'interviews ces temps-ci, s'est-il soudain dit que son image ne pourrait que s'améliorer s'il recevait la presse chez lui, dans son QG, non loin de la province de Faryab, où il compte se rendre pour « galvaniser » les troupes.

Les troupes d'Abdul Rashid Dostum défilent à Mazar-e-Sharif en avril 1997, sous un portrait de leur leader, pour le cinquième anniversaire de la fondation de l'Etat islamique d'Afghanistan, environ un an avant la prise de la ville par les talibans (AFP / Terence White)

Et c'est comme ça que nous, quatre journalistes étrangers et une demi-douzaine de confrères afghans, nous sommes retrouvés à suivre la caravane du général Dostum dans le nord étouffant à souhait. On n’a pas tous les jours l'occasion de voir un vieux cheval de retour qui s'est fait les dents lors du conflit contre l'envahisseur soviétique.

Pour se rendre jusqu'à la ville de Sheberghan, capitale de la province de Jowsjan, il nous a fallu prendre un avion de Kaboul à Mazar-e-Sharif, dormir une nuit dans l'une des maisons de Dostum à Mazar, puis prendre la route pour 120 km. Rien d'insurmontable. Le clou nous attendait à Sheberghan, où se trouve le QG du général. Pour y entrer, il faut se faire fouiller par de jeunes cerbères qui vous demandent d'allumer votre ordinateur portable sur-le-champ histoire de vérifier que le disque dur ne renferme pas d'explosifs. Idem pour les appareils photo et les caméras (c'est une caméra piégée qui a tué Massoud en 2001).

La suite royale du seigneur de guerre

Au centre de la cour, une fontaine crachote un filet d'eau. Et puis c'est l'entrée dans le bâtiment principal. Deux par deux, nous prenons nos quartiers. Je me retrouve avec un collègue danois dans la suite royale: un lit à deux places surmonté d'une couverture décorée de biches, un lustre certifié 100 % faux cristal et une moquette si épaisse qu'elle engloutit mes orteils. Seule fausse note dans ce décor, le caisson d'air conditionné refuse obstinément de se mettre en marche. Il fait si chaud dans la chambre que mes paupières se mettent à transpirer. Et c'est la même chose dans toutes les autres chambres.

Dostum pendant un entretien avec des journalistes dans son quartier général de Sheberghan, dans le nord de l'Afghanistan, en août 2015 (photo: Guillaume Decamme)

Inutile de se plaindre. Nous sommes invités. Alors nous nous retrouvons tous dans l'espace communal où, pour le coup, la clim' est poussée à fond. Dans cette pièce toute en longueur, le décorateur a manifestement obtenu carte verte. Des murs aux fauteuils, tout n'est que dégradés de vert pomme. C'est assez reposant, surtout quand on n’a rien d'autre à faire que regarder le plafond.

Figure du jihad anti-soviétique

Car le général Dostum n'obéit qu'au général Dostum. « Il est très occupé, vous savez », dit un assistant, penaud. Impossible de savoir quand une improbable rencontre pourra se faire. Certains collègues dorment, d'autres jouent à Candy Crush sur leurs téléphones portables. Tous expliquent au téléphone à leurs chefs que l'escapade qui devait durer deux jours risque de s'éterniser.

Les heures passent, s'étirent... puis à la tombée du jour, tout le monde s'excite. Un convoi de trois énormes voitures blindées arrive dans la cour. Un vieux monsieur voûté, habillé en costume de ville, le cheveu ras, descend péniblement d'une jeep et salue ses troupes. Voici le général Dostum, un des derniers grands survivants du jihad antisoviétique, avec Gulbuddin Hekmatyar et Abdul Rassoul Sayyaf.

Les deux autres grandes figures du jihad anti-soviétique afghan encore en vie à l'heure actuelle: le chef de guerre en exil Gulbuddin Hekmatyar (à droite) s'entretient avec le leader moudjahidine Abdul Rassoul Sayyaf le 17 janvier 1987 à Peshawar, au Pakistan (AFP / Dimitri Kochko)

Ce qu'il y a d'intéressant chez Dostum, c'est bien sûr qu'il est à lui seul un pan assez peu glorieux de l'histoire de l'Afghanistan. Mais il a aussi réussi à se faufiler, non sans mal, dans les arcanes du pouvoir jusqu'à aujourd'hui.

Pièce maîtresse de la politique afghane

Dans cette mosaïque d'ethnies très complexe qu'est l'Afghanistan, le gouvernement de Kaboul est toujours forcé de composer avec l'un ou l'autre homme fort de telle ou telle région. Dostum, en chef incontesté de la communauté ouzbèke, est une pièce-maîtresse de ce dispositif. Le président Ashraf Ghani, que Dostum a soutenu pendant l'élection présidentielle l'année dernière, lui a offert le poste de vice-président en évitant soigneusement de s'afficher à ses côtés dans les régions à majorité pachtoune, l'ethnie afghane la plus nombreuse dont est issue l'immense majorité des rebelles talibans.

Quand le général Dostum parle du général Dostum il utilise plus volontiers la troisième personne du singulier que la première. Sous sa veste grise griffée Macy's, le général Dostum exsude la confiance en soi. Qu'il parle des talibans, du président Ghani, de ses milices, le général finit toujours par se donner le beau rôle.

Dostum et le futur président afghan Ashraf Ghani (à droite) prient lors d'une conférence de presse pendant la campagne présidentielle à Kaboul, en juin 2014 (AFP / Shah Marai)

« Le président Ghani, c'est moi qui l'ai fait élire ! Je suis le faiseur de rois », s'amuse-t-il en lissant sa moustache. Un aide de camp lui tend un smartphone à la coque dorée. A l'autre bout du fil, le général Salangi, vice-ministre de l'Intérieur, « un ami » auquel Dostum demande de renforcer la sécurité autour de sa résidence de Kaboul. Il raccroche, puis il promet à une collègue américaine d'aller faire du shopping pour la relooker, tance gentiment la presse étrangère et parle un peu de son prochain voyage à Faryab, sur le champ de bataille. « J'encouragerai tout le monde et nous reprendrons les zones aux mains des talibans. Vous verrez, les femmes vont caillasser les talibans », claironne-t-il.

Volubile, de conversation amusante, le général Dostum a le charisme tout en bonhomie. Même à propos de ses ennemis, il a une bonne histoire à raconter, celle d'un taliban qu'il dit avoir hébergé chez lui il y a quelques années. « Il était unijambiste et avait une jambe en bois. J'avais remarqué qu'il mettait sa prothèse sous sa tête, comme un oreiller, pour dormir la nuit. Je lui demande pourquoi et il me répond : "pour pas qu'on me vole ma jambe" », lance le général, mort de rire.

Il se garde en revanche bien d’évoquer d’autres épisodes, autrement plus sinistres, de sa sinueuse biographie. Comme ces milliers de talibans (jusqu'à 10.000, selon certaines sources) qu’il avait fait prisonniers à la fin 2001 et qui ont été exécutés ou sont morts asphyxiés dans les conteneurs où ses troupes les avaient entassés. Leurs corps ont été balancés à la va-vite dans un charnier à quelques kilomètres du QG de Dostum.

Une cruauté qu’il nie, mais qui a contribué, au long de ces interminables décennies de guerres afghanes, à bâtir sa légende de chef de guerre impitoyable.

Guillaume Decamme est correspondant de l'AFP à Kaboul. Suivez-le sur Twitter.

Dostum pendant une interview avec l'AFP à Kaboul, en décembre 2001 (AFP / Weda)
Guillaume Decamme