Un homme de plus dans un monde sans femmes
KABOUL, 28 août 2014 – Il est tard dans la nuit, ici au bureau de Kaboul. Je suis en train de parcourir mon carnet de notes écorné, et je peste contre l’un des pires obstacles auxquels je suis confronté ici dans mon métier de reporter de guerre : le fait d’être un homme.
Mes collègues afghans sont rentrés chez eux et je suis seul à l’AFP, affalé dans un fauteuil tournant face à la fenêtre qui donne sur un jardin planté de roses rouges et roses.
J’en suis à plus de la moitié d’un reportage de dix jours en Afghanistan et mon carnet de notes est plein à ras-bord d’anecdotes, de monologues et de citations recueillies sur le terrain. En parcourant les pages, je suis frappé par le constat désagréable que quelque chose, dans toutes mes notes, fait défaut de façon flagrante : les femmes.
Pour des raisons indépendantes de ma volonté, toutes les personnes que j’ai interviewées depuis le début de mon périple sont des hommes.
Dans cette jungle de testostérone qu’est l’Afghanistan, les hommes tendent à être possessifs à l’égard de leurs femmes. En dehors des milieux d’élite de Kaboul, une stricte ségrégation des sexes est de règle tout le temps, partout. La chute des talibans n’y a rien changé. Il n’est donc pas étonnant qu’un homme journaliste n’ait pratiquement aucun accès à des interlocuteurs féminins.
En dehors de la capitale, je n’ai eu d’échanges qu’avec des hommes. Les femmes, surtout à la campagne, sont invisibles. Comme elles l’étaient déjà sous les talibans. Comme elles devaient déjà l’être au Moyen-Age.
Cette mission, je l’ai effectuée au sein d’une équipe entièrement composée d’hommes. J’étais accompagné d’un photographe, d’un vidéaste et d’un autre reporter du bureau de Kaboul. Notre but était de recueillir des réactions sur le terrain après une importante tractation qui venait de se produire entre les Etats-Unis et leurs adversaires talibans : après cinq ans de captivité, le sergent de l’armée américaine Bowe Bergdahl venait d’être échangé contre cinq chefs talibans de haut rang détenus à Guantanamo.
Dans les villages de la plaine de Shomali, au nord de Kaboul, cet échange de prisonniers était très mal vécu. Car dans les années 1990, l’un des cinq talibans libérés avait ravagé la région, perpétrant massacres et exécutions sommaires, incendiant vignes et maisons.
J’ai parcouru un des villages en compagnie d’un de ses habitants, un vieillard barbu chapelet au poing. Il m’a montré les maisons brûlées et les autres traces encore visibles des massacres, sa fureur encore vive. Mon stylo a gravé ses propos au fur et à mesure qu’ils sortaient de sa bouche.
Mais chacune de ses paroles était imprégnée de masculinité. Les hommes ont été exécutés. Les hommes ont été torturés. Les hommes ont été obligés de quitter précipitamment le village.
Et les femmes ? Qu’ont-elles enduré ? Ont-elles seulement réussi à fuir avec leurs enfants les bombes et les carnages ?
Bien sûr, je parle à la fois des hommes et des femmes, avait corrigé le vieillard.
Sauf que ses propos exprimaient tout le contraire…
J’imagine ces femmes invisibles auxquelles je n’ai jamais pu accéder, séquestrées dans leurs maisons de terre, cachées derrière des rideaux, menant des vies entièrement dévouées aux hommes. Pour donner à mes reportages une perspective féminine, j’aurais dû entrer dans ces maisons et les interviewer. Mais dans les campagnes afghanes, on invite rarement des étrangers à entrer chez soi, encore moins pour parler à des femmes. La barrière culturelle est vertigineuse, infranchissable.
Paradoxalement, une femme journaliste en Afghanistan est beaucoup moins susceptible de se heurter aux mêmes difficultés face à des interlocuteurs masculins. Je ne dis pas que leur tâche est facile, bien au contraire –les femmes journalistes rencontrent toutes sortes de difficultés spécifiques dans les pays en guerre. Mais je ne peux m’empêcher de trouver bizarre qu’un reporter de sexe masculin soit aussi handicapé dans son travail dans un environnement dominé de façon aussi écrasante par les hommes.
Ne pas avoir accès aux femmes est une grande perte pour le journaliste. Comme la vie en général, le reportage de guerre est prodigieusement incomplet sans perspective féminine.
L’an dernier, pendant une mission en Syrie, j’avais essayé de faire un sujet sur les vagues de viols en zone de guerre, un sujet ultrasensible dont beaucoup de gens n’acceptent de parler qu’à voix basse. L’infamie attachée au viol est si forte que les chances de retrouver et d’interroger des victimes sont à peu près nulles pour un journaliste, qu’il soit homme ou femme.
Une consœur canadienne qui avait réussi à le faire m’avait prévenu par email : « si tu cherches à interviewer des femmes victimes de viol, peu importe le degré de sensibilité avec lequel tu aborderas le sujet. En tant qu’homme, il te sera extrêmement difficile de réussir à les faire parler ».
Elle avait raison. Confronté à un cul de sac, j’avais finalement dû laisser tomber mon projet.
Même les simples tentatives pour interviewer des passantes au hasard dans la rue sur des sujets beaucoup moins sensibles posaient problème. Mon interprète syrien, mal à l’aise, avait eu cette objection presque comique : « mais on va se faire casser la gueule par leurs frères et leurs maris ! »
Dans mon pays natal, l’Inde, la ségrégation entre les hommes et les femmes n’est pas aussi marquée. Mais les relations de pouvoir entre les sexes sont encore largement imprégnées de tradition machiste. Quand on pose une question à une femme en présence d’un homme, c’est souvent ce dernier qui répond à sa place. L’histoire, ce sont les mâles qui l’écrivent. Les femmes sont là pour le décor. Pourquoi devraient-elles s’exprimer si un homme peut le faire en leur nom?
A une époque où être un homme féministe n’est plus un oxymoron, le fait qu’un journaliste soit capable de traiter un sujet concernant les femmes de façon sérieuse et perspicace ne devrait plus surprendre personne. C’est ce que je me suis efforcé de faire en allant, pour les besoins d’un sujet magazine, à la rencontre des femmes cyclistes afghanes. J’ai pu m’informer en profondeur sur leurs aspirations et leurs problèmes. Mais je n’ai pu le faire que parce que j’étais accompagné par une femme, la cycliste professionnelle américaine Shannon Galpin, qui entraîne leur équipe.
Sa présence a constitué un cas d’école en matière de tactiques journalistiques pour briser la barrière du genre. Grâce au fait qu’elle était là, les jeunes sportives ont pu me regarder en face, se sentir à l’aise, être elles-mêmes, ouvrir en grand les vannes de leurs émotions.
J’espère seulement qu’un jour, en Afghanistan et ailleurs, les barrières liées au sexe pourront disparaître d'elles-mêmes, sans qu’un chaperon féminin soit obligé d’intervenir.
Anuj Chopra est un reporter de l'AFP basé à Hong Kong.