Quand tout semble absurde
Les photographes free-lance avec lesquels l'Agence France-Presse travaille en Syrie couvrent un conflit qui semble sans fin. Ce mois d'octobre a été particulièrement éprouvant pour Delil Souleiman. Lettre d'un photojournaliste qui a perdu son havre de paix...
Quamichli - Quand mon fils est né, nous avons décidé de l’appeler Avan. Avan veut dire prospère et épanoui en kurde. Mon fils vient de souffler sa première bougie. Et je m’interroge: comment ai-je pu lui donner ce prénom? Comment est-il possible d’avoir un quelconque sentiment d’espoir au milieu des décombres de mon triste pays saccagé?
Je suis un Kurde du nord de la Syrie. Cela fait des années que je photographie la Syrie en guerre. J’ai vu la mort, le désespoir, la souffrance.
Mais au final, je pouvais toujours rentrer à la maison, en lieu sûr, au Kurdistan syrien, d’où nous avons chassé le groupe Etat Islamique. Nous les Kurdes avions osé rêver que notre terre resterait en paix. C’était une grande victoire pour notre peuple sans terre propre, écartelé entre quatre pays - Iran, Irak, Syrie, Turquie - et victime des conflits entre puissances régionales depuis des siècles.
Après avoir aidé la communauté internationale à combattre des années durant le groupe jihadiste EI, les Kurdes avaient espéré que leur victoire permettrait d'asseoir leur autonomie sur des régions du nord et du nord-est de la Syrie, représentant environ un tiers du territoire syrien.
J’en suis même venu à penser qu’il y avait peut être une certaine justice sur Terre. C’était notamment le cas lorsque je prenais en photo les combattantes kurdes qui s’opposaient à l’EI. Certaines de ces femmes avaient été des esclaves du groupe et désormais elles l’écrasaient sur le champ de bataille. Cela me paraissait juste.
Mais c’était un jugement précipité et faux.
Depuis l'offensive lancée le 9 octobre par la Turquie dans le nord de la Syrie, où je vis, notre monde est sens dessus dessous. Je ne crois plus en la justice. Elle n’est nulle part. Tout me semble absurde et dénué sens. J’ai appris que cet univers n’est qu’un enfer indifférent.
Les Kurdes sont en état de choc depuis que le président des Etats-Unis Donald Trump a ordonné le retrait des soldats américains de la région. Ces troupes n’étaient pas seulement nos alliées dans la lutte contre l’EI. Elles avaient aussi pour mission de dissuader la Turquie, en conflit avec les combattants kurdes depuis des années, d’envoyer ses troupes dans le nord de la Syrie pour y créer une zone tampon sans combattants kurdes le long de sa frontière.
Après la décision de Donald Trump ils n'ont cependant pas eu beaucoup de temps pour penser. Ils devaient défendre leurs territoires et leurs villes.
Les Kurdes croient qu’ils doivent combattre jusqu’au dernier souffle.
Pour eux mieux vaut mourir que de subir le sort que la Turquie leur réserve s’ils devaient perdre la bataille. Ils ne font plus confiance à personne. Ils ont sacrifié des milliers de “fils” pour venir à bout du terrorisme: 11.000 combattants ont péri dans la guerre contre l’EI. Et maintenant ils considèrent que leurs alliés, les Américains, les ont laissés seuls face à la Turquie.
Désormais, un accord passé entre la Russie et la Turquie pour éviter un conflit turco-kurde, oblige la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG) à un retrait en profondeur, jusqu'à 30 km de la frontière turque et le long des 440 km séparant le fleuve Euphrate de l'Irak, pays également frontalier de la Syrie.
Avant ce nouveau conflit je photographiais les combats ailleurs puis je rentrais me ressourcer chez moi. Maintenant, quand j’ai fini de documenter les tirs d'artillerie et bombardements je retrouve dans mon univers la même lassitude, le même destin, la même absence de sécurité. La peur nous étreint jusque dans notre lit.
L’autre soir, je suis rentré à la maison après avoir couvert les combats à Ras al-Ain. J’ai ouvert la porte et trouvé derrière mon fils en pleurs car notre ville avait été bombardée. C’est la première fois, depuis sa naissance, qu’il avait entendu ces sourdes détonations. Il était terrifié.
Il n’a pu s’endormir que pressé contre ma poitrine. J’ai continué à veiller sur lui pendant la nuit, à regarder ses larmes sécher. Il s’est encore réveillé en sursaut avant de retomber dans un sommeil inquiet.
Je n’ai jamais pensé que je couvrirais des combats comme ceux de Raqqa ou Kobané. Désormais la guerre est à ma porte. L'histoire pour les Kurdes qui m'entourent n'est que défaites et déceptions et elle a le goût de ces vents charriant du sable qui vous empêche de respirer.
A chaque fois que je me déplace je dis à ma femme de prendre soin d’elle et de notre fils au cas où je ne reviendrais pas. Elle me répond toujours: “Mais pourquoi parles-tu de la mort?” Et elle pleure.
Ces au revoir sont des souvenirs amers que restent en moi. Quand on couvre la guerre, il y a des scènes qui restent gravées à jamais.
L’autre jour, j’ai vu une mère cherchant le corps de son fils parmi les blessés et les morts qui amenés à l’hôpital. Elle scrutait chaque visage. Jusqu’à ce que le personnel lui dise qu’elle ne le retrouverait pas car son fils était sans doute enseveli sous les décombres de bâtiments qui s’étaient effondrés près du village frontalier de Ras al-Ain.
Parfois, quand je prend des photos, mes yeux aussi s’emplissent de larmes.
J’avais bien des rêves. Mais autour de moi tout n’est plus qu’un désastre. Les espoirs et les rêves se sont envolés. J’écris ces mots alors qu’un vent froid s’enroule autour de mes doigts... et sans savoir quel destin nous attend dans cette terre où j’espérais passer le reste de ma vie en famille.
Ce blog a été écrit avec Menna Zaki au Caire, Dylan Collins à Nicosie et Yana Dlugy à Paris.