Cuba, le pétrole et la "décroissance"

Cuba et ses 11 millions d'habitants ont vécu en septembre les effets multiples d'une pénurie d'essence, entrainée par les sanctions américaines contre le pétrole vénézuélien et un embargo renforcé des Etats-Unis contre l'île. Chronique d'une "décroissance" forcée et de la débrouille version 2.0 par la directrice du bureau de l'Agence France-Presse à La Havane Katell Abiven

La Havane - Samedi 5 octobre, 11h00 du matin. Je viens de faire le tour de trois stations-service à La Havane, sans trouver du diesel. L’aiguille de mon réservoir baisse dangereusement, j’en suis désormais à un quart de plein. La chaleur est écrasante, mais  je coupe la clim. Hors de question de gaspiller le carburant. Je tente une quatrième station où une vingtaine de voitures font la queue, et je calcule mentalement: j’en aurai pour 1h à 1h30 d’attente. «Ouf, ça va», telle est ma réaction! Car cela fait deux semaines que j’entend des histoires de queues de cinq ou six heures, parfois une journée entière, quand certains automobilistes ne dorment pas carrément face à la station.

Tout a commencé le 11 septembre: le président cubain Miguel Diaz-Canel est apparu à la télévision pour expliquer que l’île affrontait une pénurie «conjoncturelle» de carburant. En cause ? Les sanctions appliquées par les Etats-Unis depuis le mois d’avril aux bateaux compagnies transportant du pétrole vénézuélien. Or c’est justement le Venezuela qui fournit la quasi-totalité du brut dont a besoin Cuba.

A la télévision, le dirigeant socialiste prend un ton rassurant, et explique qu’un bateau arrivera dans trois jours, puis d’autres à la fin du mois. Pas de raison de s’inquiéter : très vite, dès début octobre, la situation reviendra à la normale.

Mais l’effet est immédiat. Les files d’attente ont commencé dès la fin de l’émission: pris de panique, nombre de Cubains ont accouru aux stations-service pour faire le plein… et remplir plusieurs bidons de réserve.

19 septembre 2019, La Havane. (AFP / Yamil Lage)

Les jours ont passé, les files d’attente se sont allongées et le gouvernement a commencé à appliquer des mesures d’économie d’énergie, comme la réduction des fréquences de trains et de bus, l’arrêt de la climatisation, voire de l’électricité quelques heures par jour, dans les entreprises d’Etat, le renvoi chez eux de nombreux fonctionnaires. Dans les campagnes, on a recommencé à utiliser les bœufs et les chevaux au lieu des tracteurs.

(AFP / Yamil Lage)
(AFP / Yamil Lage)

 

 

De quoi donner un air de déjà-vu aux Cubains : dans les années 1990, à la chute de l’URSS, l’île avait sombré dans une profonde crise économique qui l’avait obligée à appliquer les mêmes mesures. C’était la «Période spéciale», une expression dont l’évocation reste traumatisante pour la population qui n’a pas oublié la faim, les maladies et le désespoir qui a poussé 45.000 Cubains à quitter le pays.

 

La Havane, 7 septembre 1994: une foule entoure une embarcation acheminée vers la plage pour une nouvelle tentative de départ massif de Cubains en pleine crise des "boat-people". (AFP / Janis Lewin)

 Depuis un an que je suis à Cuba, pays sous embargo américain depuis 1962, je suis habituée aux pénuries en tout genre, qui ont le bon goût de toucher un produit différent à chaque fois : on a eu des semaines sans farine, puis le poulet a disparu en février, et récemment c’est le beurre et l’eau qui semblaient s’être faits la malle. 

On apprend à acheter en 10-12 exemplaires à chaque fois. Globalement, depuis que je suis ici, ma vie s’organise autour des pénuries. Et bien sûr pour cela la voiture est très utile. 

Face aux pénuries, la solidarité aussi s’organise… avec l’aide de Whatsapp. Depuis plusieurs années, des groupes ont été créés pour échanger des tuyaux. Ils comptent chacun plusieurs centaines de membres, avec souvent des listes d’attente pour s’inscrire quand ils sont complets. Me voilà donc membre actuellement de six groupes différents, certains où l’on partage des infos sur les aliments disponibles selon les supermarchés, d’autres d’achat-vente entre particuliers, etc.

 

Un petit détail, à préciser toutefois : jusqu’il y a quelques mois, Cuba était l’un des pays les moins connectés au monde, avec un internet qui se résumait grosso modo à un accès wifi (payant)  sur certaines places publiques. L’arrivée en décembre 2018 de la 3G a bouleversé ce paysage… et donné un coup de boost aux groupes Whatsapp, même si les tarifs restent très élevés par rapport au salaire moyen à Cuba.

Chaque jour je vois défiler des messages basiques comme «où trouver des bouteilles d’eau ?», «Quelqu’un a vu de la bière ? », «du papier toilette ?». La plupart de ces groupes existent aussi sur Telegram, messagerie censée être plus sécurisé encore que Whatsapp.

 

5 décembre 2018, des habitants de La Havane consultent internet près d'un point d'accès WiFi, installé dans un par. (AFP / Yamil Lage)
(AFP / Adalberto Roque)

Ce n’est donc pas une surprise que la crise du carburant ait très vite trouvé un écho sur ces groupes : au lendemain de la comparution télévisée du président Diaz-Canel, une dizaine de groupes avaient fleuri, autour de cette angoissante question «Donde hay combustible?» (Où trouver du carburant ?).

Certains groupes se spécialisent, autour de l’essence ou du diesel, car les pénuries tournent : la première semaine, ce sont l’essence et le Super qui se volatilisent, puis les deux semaines suivantes c’est le diesel qui devient introuvable.

Autour de moi, tout le monde est touché : des amis me racontent avoir patienté presque 24 heures devant une station où le carburant devait arriver.  Pour passer le temps, ils regardaient des séries sur une tablette. Mon mari est lui parti en quête de Super un dimanche matin… je ne l’ai revu que cinq heures plus tard. 

Ma nounou, qui avait aussi un mal fou à arriver chez nous, me raconte avoir vu un chauffeur de bus se laver les dents à côté de son véhicule, bloqué depuis plusieurs jours face à une pompe à essence.

File d'attente pour acheter du pain, 13 décembre 2018, La Havane. (AFP / Yamil Lage)

 Sur les groupes Whatsapp aussi, où se trouvent beaucoup de chauffeurs de taxi, on lit des histoires similaires. Les premiers jours, l’ambiance y est bon enfant, on retrouve l’habitude cubaine de rire de tout.

Ainsi quand quelqu’un demande : «Où y a-t-il de l’essence ?», un autre lui répond «Au Venezuela !». Mais au fil des jours, la tension monte et celui qui ose ce genre de blague se voit désormais exclu immédiatement du groupe. Les chauffeurs semblent particulièrement inquiets: leur gagne-pain est directement touché. 

La Havane, 2 février 2009 (AFP / Rodrigo Arangua)

«J’ai des amis qui dorment depuis quatre jours devant une station», dit l’un, tandis qu’un autre assure patienter depuis sept jours dans une file d’attente. «Cela fait 10 jours que je ne peux pas travailler et deux jours sans rentrer chez moi, ici devant la station-service», raconte un troisième. Et certains de s’énerver après avoir fait le déplacement jusqu’à une station et dépensé... les derniers litres de leur réservoir en vain.

Dans la queue où je me trouve en ce samedi  matin, je discute avec le conducteur d’un camion transportant fruits et légumes. Du haut de ses 30 ans de métier, il essaie de prendre les choses avec philosophie : «De toute façon, tout ça c’est politique, donc nous on ne peut rien faire. Mais à chaque fois, c’est nous, le peuple, qui souffrons». L’objectif des Etats-Unis est pourtant de viser le gouvernement cubain, qu’ils accusent de soutenir militairement le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro. Dans les faits, c’est la population qui en fait les frais.

 

Désormais, alors que les difficultés économiques s’accentuent, le gouvernement les incite à s’habituer à cette «normalité différente», comme l’a dit le président Diaz-Canel, qui consiste à se serrer un peu plus encore la ceinture.

Globalement, il y a beaucoup de résignation chez les habitants, ils aiment dire qu’ils sont perpétuellement «en lucha», en lutte, depuis 60 ans déjà (la révolution date de 1959).

Et même si des bateaux vénézuéliens ont réussi à livrer du pétrole à l’île ces derniers jours, la situation reste instable, et le moindre retard de livraison risque de faire enfler encore les files d’attente face aux stations. 

Et les vélos, me direz-vous ? C’est un vrai sujet ici. Au moment de la «Période spéciale» les Cubains les utilisaient beaucoup... mais cette époque les a tellement traumatisés qu’ils ne veulent plus trop en entendre parler! Le vélo est resté associé à cette décennie très dure pour tous.

Province de Villa Clara, à quelque 300 km à l'est de La Havane, le 9 septembre 2017, après le passage de l'ouragan Irma (AFP / Adalberto Roque)

Peut-être vont-ils être obligés de s’y remettre si la situation empire...

Quant à moi, une fois le plein fait, je m’empresse d’envoyer un message au groupe : «Ici il y a du diesel, il y a de la queue mais ça avance assez vite».

(AFP / Yamil Lage)

 

Ce blog a été édité par Michaëla Cancela-Kieffer à Paris

Katell Abiven