Rien à signaler à la rédaction de Berlin-Est. Et Puis...
Berlin - A l'Agence France-Presse, les personnels locaux sont des piliers. Elles et ils restent souvent pendant des décennies dans nos bureaux à l'étranger, petits et grands, assistant à la valse des "alertes", des correspondants et envoyés spéciaux. Sabine Nickel, elle, a travaillé plus de trois décennies ans à Berlin..
Trente ans après la chute du Mur, l'ancienne secrétaire du bureau de l'AFP à Berlin-Est, partie à la retraite en 2018, livre un récit personnel de cet événement historique qui a bouleversé sa vie et emporté le pays dans lequel elle avait tant bien que mal construit son existence, la République démocratique allemande (RDA).
"Le même rituel se répétait chaque matin. Vers 8h30, Charles-Henri Baab, le correspondant de l'AFP à Berlin-Est, encore en peignoir, ouvrait la porte de son appartement qui donnait directement dans le bureau de l'AFP et me lançait toujours la même question: 'Y a des choses?'.
La plupart du temps, je n'avais rien d'autre à lui signaler qu'un énième discours ronflant d'un hiérarque du régime craché sur des kilomètres de papier par l'agence de presse est-allemande ADN ou un article dans le quotidien officiel Neues Deutschland ou d'un autre journal sur un nouveau 'succès' de l'économie est-allemande. Il était rarissime de trouver une information intéressante dans la presse contrôlée par les caciques du régime communiste que j'épluchais chaque matin à 8h tapantes.
Dans les années 1980, une grande partie des dépêches du bureau concernaient le sport. La RDA était LA nation sportive du bloc de l'Est, un pays qui produisait grâce au dopage à grande échelle championnes de natation et stars de l'athlétisme.
Il en fut ainsi jusqu'à l'automne 1989 quand les manifestations contre le régime communiste ont débuté à Leipzig puis à Berlin-Est. La RDA avait fêté ses 40 ans le 7 octobre et la foule avait imploré Mikhaïl Gorbatchev, le père de la Perestroïka: "Gorbi, aide-nous!".
Gorbatchev avait lancé une mise en garde prophétique à Erich Honecker, l'homme fort de l'Allemagne de l'Est: "La vie punit ceux qui sont en retard".
Le pays était en ébullition.
A la rédaction, l'ambiance était plus tendue mais tout était aussi plus excitant, notamment lors de l'annonce du départ d'Erich Honecker du pouvoir, remplacé par le modéré Egon Krenz le 18 octobre 1989.
Ce dernier devait mener des réformes, comme la libéralisation des voyages avec octroi de visas de sortie sans conditions préalables.
Le 9 novembre 1989 au matin, l'actualité était calme. Rien de spécial n'était prévu ce jour-là. J'ai d'ailleurs quitté le bureau vers 16h, comme tous les jours.
Personne n'aurait pu deviner que quelques heures plus tard se produirait… la chute du Mur de Berlin!
C’est derrière cette muraille de béton que j'ai grandi -- j'avais à peine six ans quand elle a été construite --, étudié, fondé une famille comptant deux enfants et commencé à travailler pour l'AFP en 1984.
Impossible d'oublier ce Mur infranchissable. Je passais devant chaque jour en allant chercher ma fille à la crèche. Quand on s'approchait du poste-frontière, elle me demandait: 'C'est quoi ça, Maman?'.
Tant bien que mal, nous menions notre vie en RDA. Quand on ne sait pas ce qui nous manque, on n'est pas malheureux. Nous savions ce que nous avions le droit de faire. Nous évitions d'exprimer une opinion en public.
Depuis des semaines, ce qui se passait en RDA occupait toutes les conversations dans notre cercle d'amis. On voyait bien que quelque chose ne tournait plus rond et nous nous posions un tas de questions sur l'évolution du régime. Mais personne n'aurait pu prédire ça!
Le soir du 9 novembre, un jeudi, j'étais donc à la maison, avec mon mari et nos deux enfants âgés de 9 et 7 ans. Vers 19h, Günter Schabowski, membre du Politbüro, a annoncé lors d'une conférence de presse que les Allemands de l'Est étaient autorisés à voyager à l'Ouest.
Günter Schabowski, le "ministre" de l'Information, aurait pu s’en tenir à la lecture d’un communiqué annonçant la libéralisation des voyages à compter du lendemain matin.
L’idée aurait toujours été d'autoriser des sorties contrôlées avec visa obligatoire et maintien des installations frontalières, et non de faire tomber subitement le Mur de Berlin... où près d'une centaine de personnes ont perdu la vie depuis 1961 en bravant l'interdit de passer à l'Ouest.
Mais Günter Schabowski a annoncé l'entrée en vigueur immédiate ! Egon Krenz est encore aujourd'hui furieux à l'égard de Günter Schabowski, qu’il accuse d’avoir précipité la fin de la RDA en proclamant de son propre chef l’entrée en vigueur "immédiate" de la possibilité de sortie du pays.
Dans la salle de presse où se trouvait notamment un journaliste de l'AFP venu de Bonn, Luc de Barochez, c'était la confusion la plus totale. La nuit s'annonçait longue pour les reporters. Mais de mon côté, j'étais occupée par de toutes autres contingences. Mon mari et moi étions en train de coucher les enfants. Et oui!
Il n'y avait ni téléphones portables ni internet et c'est seulement en allumant la télévision, sans doute après 22h00, que j'ai appris la nouvelle. Tous les Berlinois de l'Est captaient les chaines ouest-allemandes ARD ou ZDF qui diffusaient la nouvelle.
C'était tellement surréaliste ! Des milliers de Berlinois s’étaient précipités vers les check-points et après un moment de confusion, ils s’étaient ouverts, laissant passer les habitants sans même vérifier leurs papiers. De l’autre côté des Ouest Allemands les attendaient armés.. de bouquets de fleur et de mousseux.
Le Mur tombait à quelques kilomètres à peine de chez nous et nous étions coincés à la maison car il n'était pas question évidemment de laisser les enfants seuls pour aller faire un tour à l'Ouest!
Le lendemain, je suis allée travailler bien consciencieusement dans cette ambiance euphorique. Ce jour-là et ceux qui ont suivi, les “envoyés spéciaux” ont afflué. Je me souviens notamment de Frédéric Bichon, qui travaillait au bureau de Bonn, et qui a débarqué par le premier avion le 10 au matin. Il n'est d'ailleurs jamais retourné à Bonn et c'est un collègue du bureau qui a fait pour lui son déménagement pour Berlin-Est.
Je prenais part à la préparation des reportages en donnant des contacts, en suggérant des endroits, des adresses puisque je vivais en RDA depuis toujours. J'ai mis à disposition les archives du bureau que j'avais compilées au fil des années à éplucher cette presse ennuyeuse et poussiéreuse mais aussi les journaux de l'Ouest. J'étais alors une privilégiée car j'avais accès à la presse de la République fédérale allemande, ce dont étaient privés les Berlinois de l'Est.
Nous fûmes bientôt huit ou neuf dans des locaux devenus trop étroits pour nous. Le bureau se trouvait au dernier étage d’un immeuble de la Karl-Liebknecht Strasse, l'une des grandes artères froides et ventées de Berlin-Est. Une pièce était réservée à deux énormes telex et un troisième appareil qui crachait les dépêches d'ADN. On transmettait encore à l’époque nos informations avec des bandes perforées.
Avant la chute du Mur, nous disposions d'une seule ligne téléphonique aux humeurs capricieuses. Souvent il fallait attendre un bon moment avant d'obtenir la tonalité. Le correspondant allait d'ailleurs souvent à Berlin-Ouest pour passer ses coups de fil.
Je me suis rendue à Berlin-Ouest deux jours après la chute du mur, samedi 11 novembre, comme des dizaines de milliers d'autres Allemands de l'Est ce week-end là. Mon beau-père s’est déplacé spécialement de Halle, à 200 km de là, pour participer à l’expédition! Et nous y sommes retournés le dimanche à 5h du matin avec ma belle-mère.
A l'école de ma fille ce jour-là --les enfants avaient cours le samedi --, il n'y avait que deux élèves en classe. Tout le monde était parti de l'autre côté du Mur.
Chaque Allemand de l'Est avait droit à un cadeau de bienvenue de la RFA: 100 deutschmark (environ 50 euros) par adulte et 50 DM par enfant. Avec cette somme, nous nous sommes offerts notre premier magnétoscope malgré les queues interminables aux guichets des banques.
Je revois le regard émerveillé de mon petit garçon face aux vitrines si 'bling-bling' des magasins occidentaux, et ses difficultés à accepter que nous ne puissions pas tout lui offrir.
Novembre nous valut aussi un défilé de visites. Des amis qui vivaient dans le reste de la RDA et nous pressaient de leur montrer Berlin-Ouest. Nous étions en pleine euphorie!
Et puis peu à peu la vie a repris son cours. Les difficultés sont vite apparues. Il a fallu apprendre un tas de choses nouvelles. En RDA nous n'avions qu'une caisse d'épargne, qu'une seule assurance-maladie et qu’un seul contrat d'assurance.
Beaucoup de gens autour de moi ont perdu leur travail... J'ai fait partie des privilégiés.
En RDA, travailler pour l'AFP était très intéressant, c'était une sorte de fenêtre sur le monde. J'y ai été embauchée en juin 1984 comme secrétaire trilingue. J'avais fait des études d'interprétariat en russe et en français. Les autorités ne m'avaient pas laissé le choix des langues. J'aurais aussi bien pu me retrouver avec le serbo-croate et le polonais!
Comme j'avais un oncle qui vivait à l'Ouest, il était exclu qu'on me laisse voyager à l'étranger dans le cadre de mon métier d'interprète car mes attaches m’auraient peut-être incitée à ne jamais revenir.
Voilà c'était ça la RDA: des décisions arbitraires...
Je me suis donc retrouvée dans une institution qui dépendait du ministère est-allemand des Affaires étrangères et qui fournissait du personnel notamment aux représentations étrangères.
J'ai aussi travaillé pour les ambassades de Guinée Bissau, de Belgique, de Tunisie et dans une banque italienne. J'ai eu des emplois disons.. très “insolites”, comme quand j'ai remplacé l'ambassadeur d'Equateur pendant ses congés sans parler un mot d'espagnol!
La Stasi (police politique) m'a laissée à peu près tranquille durant ces années. J'imagine qu'ils n'avaient pas besoin de moi parce qu'ils avaient placé des micros à l'AFP. Je m'en suis aperçue le jour où j'ai été convoquée pour m'entendre dire: pourquoi ne nous as-tu pas averti que tu étais enceinte? Peu avant, j'avais annoncé ma grossesse à mon mari avec le téléphone du bureau...
Je ne peux pas dire que je regrette la RDA mais alors pas du tout! Je suis dans le groupe des “gagnants” de la Réunification. Mes enfants aussi car ils ont eu un tas d’opportunités inimaginables en cas de status quo.
Mais à bien des égards, “l'Est” a été le perdant de la Réunification.
Par exemple, nous les femmes en RDA disposions d'une véritable égalité avec les hommes. L'immense majorité des femmes travaillait alors qu'à l'Ouest elles étaient cantonnées au foyer. Notre fils est souvent tombé malade pendant sa petite enfance et c'est mon mari qui restait à la maison et moi qui allait travailler!
C'était possible grâce à un système développé de crèches, de gardes d'enfant. Après la Réunification, l'Ouest a méprisé ces avancées pour l'émancipation des femmes et a en partie démantelé ce système de garde d'enfants.
C'ette forme de mépris explique sans doute que je n'ai pas versé de larmes d'émotion le 3 octobre 1990 quand les deux Allemagne se sont retrouvées. J'aurais souhaité que ces immenses changements soient fondés sur le respect.
Interview et rédaction: Yannick Pasquet, bureau de Berlin. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer, Paris.